Dehors – ptyx http://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Fri, 07 Dec 2018 08:17:23 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.9.4 « Esthétique de la charogne » de Hicham-Stéphane Afeissa. http://www.librairie-ptyx.be/esthetique-de-la-charogne-de-hicham-stephane-afeissa/ http://www.librairie-ptyx.be/esthetique-de-la-charogne-de-hicham-stephane-afeissa/#respond Fri, 07 Dec 2018 08:17:23 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7992

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Toute esthétique de la charogne est aussi bien une esthétique de la limite

N’en déplaise à certains, la charogne, le corps mort – humain surtout, mais pas que – fut de tout temps abondamment utilisé par l’art. Et dès la poétique d’Aristote, cette utilisation fut, incidemment ou frontalement, questionnée. La charogne est-elle un point limite de la représentation esthétique? Quels sont les modes de représentation du corps mort? Est-il possible de lire dans l’histoire de ces représentations une évolution? Que dit de nous cette histoire?

L’esthétique d’Aristote est une esthétique cognitive qui mêle détermination et jugement, et qui défend la thèse que l’appréciation esthétique de la nature ouvre à une compréhension de ce qu’est la nature objective (en l’occurrence : de l’essentielle continuité entre la vie et la mort), et qu’elle prépare par là même le terrain des investigations scientifiques plus approfondies de cette nature objective en nous libérant des sentiments les plus violents qui pourraient nous empêcher d’effectuer certaines recherches.

Esthétique de la charogne se divise en deux parties. Alors que dans la première, copieusement illustrée, l’auteur se propose d’écrire une histoire de la représentation de la charogne, dans la seconde – très opportunément placée en son milieu – il se propose de discuter longuement et en détails le passage précis de la poétique d’Aristote où se trouve questionnée pour la première fois cette idée d’une représentation de la charogne.

Souvent les textes théoriques s’intéressant à ce qui dégoûte s’empêtrent dans leur sujet. Comme si la fascination qu’exerçait sur eux celui-ci, comme sur tous, les rendait incapable de dépasser cette fascination. D’un texte censé en sortir par l’analyse, il font alors bien souvent une occasion de s’y complaire.  Dans ce livre aussi rigoureux qu’inspirant, Hicham-Stéphane Afeissa réussit le pari de documenter scrupuleusement son objet, la représentation de la charogne, tout en en détaillant et les modes opératoires et les paradigmes conscients ou non sur lesquels ces modes reposent.

Le paradoxe est que le sentiment qu’éprouve le spectateur est bien celui du dégoût, et que ce sentiment, loin de bloquer toute appréciation esthétique de la représentation, la libère au contraire d’une certaine manière en procurant au sujet qui en fait l’expérience un savoir qu’en son absence il n’aurait jamais pu acquérir.

Ce n’est pas un hasard si c’est à partir des successeurs de Fragonard que la représentation du naturaliste semble venir dicter sa loi à celle de l’artiste. Ce n’est pas un simple détail esthétique qu’au fur et à mesure de l’histoire, l’on passe progressivement d’une représentation humide du cadavre putride à une représentation de la mort sèche sous les traits du squelette. Ce n’est pas anodin que de l’esthétique « utilitaire » du dégoût d’Aristote, on ait peu à peu glissé vers une expulsion kantienne du dégoût du domaine de l’art. Tout cela sous-tend des écologies, des manières de penser l’être qui ont chacune des particularités. Particularités qu’il appartient de détailler et d’explorer sous peine de rester sous le joug d’une fascination stérile pour le mortifère.

Seul l’art peut nous donner à voir ce que sont les chairs délaissées par la vie.

Esthétique de la charogne, aux antipodes des pseudos discours théoriques sur la « marge » – la « marge », cette tarte-à-la-crème de l’artiste qui n’a rien à dire mais persiste à dire -, démontre avec un brio rare que, bien pensée, une histoire de la représentation permet d’éclairer bien plus que le seul champ de l’esthétique. Essentiel!

Hicham-Stéphane Afeissa, Esthétique de la charogne, 2018, Dehors.

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« Mauvais temps » de Gérard Dubey & Pierre de Jouvencourt. http://www.librairie-ptyx.be/mauvais-temps-de-gerard-dubey-pierre-de-jouvencourt/ http://www.librairie-ptyx.be/mauvais-temps-de-gerard-dubey-pierre-de-jouvencourt/#respond Tue, 12 Jun 2018 07:46:10 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7659

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Comment en effet espérer une attitude plus responsable des acteurs sociaux vis-à-vis de la dépense énergétiques, plus de sobriété comme il est coutume de l’entendre, si les dispositifs techniques censés accompagner, soutenir, voire initier ces changements comportementaux contribuent par leur seule action sur la vie pratique à nous séparer encore d’avantage d’un réel auquel on pense se reconnecter, ou encore s’il induisent de nouvelles formes de subjectivités radicalement antinomiques avec ce qui est initialement espéré?

Des voitures intelligentes, des compteurs électriques intelligents, des frigos intelligents, etc. : en quelques années, les « solutions » proposées au problème de la « gestion environnementale » ont pris une teinte de plus en plus technique. Censés nous aider à poser les gestes environnementaux justes, voire à les poser à notre place, les outils technologiques « connectés », « en réseau », nous sont vendus comme une aide alors même qu’ils font partie du problème. Comment prétendre qu’un compteur électrique « en réseau » pourra résoudre quelque problématique écologique que ce soit alors même que sa fabrication, sa mise en place et son fonctionnement ne font que renforcer les déséquilibres qu’il prétend résoudre? Alors même, aussi et surtout, que sa seule idée nous enserre un peu plus encore dans le mode de pensée qui structure ce dont il convient de se détacher?

Les objets sont de plus en plus différenciés, nos gestes le sont de moins en moins […] Parce que l’objet automatisé marche tout seul, il impose une ressemblance avec l’individu humain autonome, et cette fascination l’emporte.

Plutôt que de revenir sur ce qui devient peu à peu une évidence, et faire semblant de s’en étonner, les deux auteurs se concentrent, d’une part, sur les mécanismes conscients et inconscients qui permettent ces propositions technologiques, et d’autre part, sur ce que leur prolifération engendre. Que dit de nous la confiance devenue souvent aveugle que nous concédons à l’objet technique dans l’organisation de ce qui peut pallier nos propres comportements? Et qu’engendre cette confiance? A confier ce qui nous reste de destin à la machine, n’en excluons-nous pas l’Autre?

Réaliste sans être pessimiste, lucide sans être technophobe, ce court essai se démontre redoutablement utile pour qui veut mieux comprendre – au lieu de s’en plaindre – les enjeux profonds des changements colossaux dont nous sommes les témoins. Et les acteurs…

En marge de l’augmentation exponentielle d’informations et de l’extension instrumentale de nos capacités sensorielles, c’est donc au rétrécissement de l’expérience située, en tant que fenêtre vers la possibilité de faire de l’aléa un allié, que nous sommes confrontés.

Gérard Dubey & Pierre de Jouvancourt, Mauvais temps, Anthropocène et numérisation du monde, 2018, Dehors.

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« Terre objective » de Holmes Rolston III http://www.librairie-ptyx.be/terre-objective-de-holmes-rolston-iii/ http://www.librairie-ptyx.be/terre-objective-de-holmes-rolston-iii/#respond Tue, 27 Mar 2018 07:54:08 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7516

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Les fleurs recouvrent la moindre de nos tombes.

Nous en avions déjà touché un mot précédemment, relativement au dernier essai de Corine Pelluchon :  saisir la particularité morale du rapport humain à ce qui l’environne et qui est autre que de l’humain est un exercice difficile. Difficile car il nous oblige – du moins le croit-on – à nous situer dans une temporalité (penser moralement l’acte environnemental  suppose, entre autre, de se projeter dans un temps qui dépasse l’existence humaine individuelle) ou une spatialité (l’acte moral n’est plus uniquement celui que l’on pose à l’égard d’un être humain) dont nous n’avons pas l’habitude et dans lesquelles les concepts éthiques ancestraux n’ont pu encore s’ancrer suffisamment que pour en rendre compte. Si l’ouvrage de Corine Pelluchon nous paraissait remarquablement faire état des problèmes en présence, son pan « solution », en revanche, nous paraissait terriblement tourner en vase-clos. Fort probablement car, si elle en démontait très bien la mécanique, l’auteure restait elle-même engoncée dans les impasses inhérentes à une pratique éthique somme toute très classique. Considéré comme l’un des pères de l’écologie environnementale, Holmes Rolston III nous parait intervenir précisément là où le bât blesse.

Si nul ne contestera que l’araignée sauteuse excelle dans ce qu’elle fait, pourquoi ne devrait-on pas reconnaître qu’elle excelle dans ce qu’elle est.

Le monde naturel est aujourd’hui encore communément envisagé comme un vide moral. C’est l’homme, en tant que sujet conscient de son être et de ce qu’être implique, qui va insuffler de la valeur au monde. L’animal, la plante, le rocher, l’espèce, l’écosystème, la planète, le cosmos n’offrent, par eux-mêmes que l’image de valeurs instrumentales. Ils sont, au pire, des ressources et utilisées/conceptualisées comme telles, au mieux des êtres dont l’ancrage moral dépend inéluctablement d’un autre, l’humain.

La question centrale de l’auteur américain est celle-ci : est-il possible que ce qui environne l’humain soit dépositaire de valeurs intrinsèques? Des valeurs dont la possession ne devrait rien au regard que l’homme pose sur qui les porte? Des valeurs morales qui seraient – au sens pleinement philosophique du terme – réelles? Profondément ancré dans le réalisme, son travail, s’il se fonde sur une profonde admiration pour le mécanisme même de la vie, ne reste pas – comme cela peut malheureusement se révéler le cas dans beaucoup d’autres travaux – bloqué dans cette fascination. De cette pensée rigoureuse et didactique émerge l’image d’un être humain qui, certes, valorise (moralement) le monde qui l’entoure, mais sans générer cette valeur. Cette valeur, l’homme, sans doute, l’instancie. Il la découvre dans la « chose ». Il ne la lui crée pas.

Holmes Rolston III aura contribué comme peu d’autres à faire comprendre qu’une morale qui se veut vraiment écologique ne peut se bâtir sur le sol par trop anthropocentrique des concepts moraux classiques. Chercher à bâtir un cadre moral à nos rapports avec l’autre (la plante, l’animal, le rocher, l’étoile, etc.) passe inéluctablement par une reconnaissance, puis un démontage en règle, de nombre de nos artefacts culturels. Dont l’un a été dénommé « valeur ». Essentiel!

Holmes Rolston III, Terre objective, Essais d’éthique environnementale, Dehors, 2018, trad. Pierre Madelin & Hicham-Stéphane Afeissa.

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« Faire » de Tim Ingold. http://www.librairie-ptyx.be/faire-de-tim-ingold/ http://www.librairie-ptyx.be/faire-de-tim-ingold/#respond Fri, 10 Mar 2017 09:03:59 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6745

Continue reading]]> Tout mon propos consiste à montrer qu’il est impossible d’élaborer une quelconque « théorie » qui serait coupée du monde qui nous entoure et de ce qui s’y passe, et qui fournirait des hypothèses se prêtant plus ou moins à être appliquées au monde environnant dans le but de le rendre intelligible.

Prenons en exemple le biface. Outil considéré aujourd’hui comme caractéristique du paléolithique inférieur, il doit, pour s’inscrire dans cette catégorie, répondre à certaines caractéristiques bien précises. Reconnaissable et identifiable comme artefact stable dans le temps et l’espace, il devient la marque d’une conscience qui l’a façonné, et donc d’un état de développement cognitif. Formé selon un plan et des objectifs précis et partagés dans un espace très étendu et pendant une très longue période de la préhistoire, le biface traduirait à la fois une avancée technique et intellectuelle par rapport aux temps qui précèdent son « invention » et une stagnation des mêmes capacités technologiques et cognitives pendant le très long laps de temps pendant lequel il fut fabriqué. C’est oublier que le biface est peut-être et avant tout la marque de notre propre façon de considérer l’artefact.

Nous n’apprenons qu’en faisant.

Qui nous dit que le biface que nous considérons comme tel, comme un outil fini, destiné à des tâches bien précises, n’est pas « usé »? Le biface ne serait-il pas inachevé? L’instrument décodable comme tel selon des particularités bien précises ne l’est-il pas uniquement selon les principes d’analyse de l’historien? Nous fabriquons aujourd’hui le biface. En supposant qu’un artefact ne peut être fabriqué qu’en faisant subir à une matière des contraintes formelles précises et conscientes, nous posons sur sa fabrication un filtre qui en fait autre chose que ce qu’il est. C’est d’abord pour le préhistorien que le fabricant fabrique en ayant un plan en tête. L’application à la matière d’un modèle formel, l’hylemorphisme, est lui-même un modèle intellectuel que nous appliquons à l’histoire. Parfois pouvant en rendre compte efficacement, il est à d’autres moments radicalement anachronique.

En l’absence d’un savant, […], il n’y aurait pas de modèle de chauve-souris.

Il n’y a pas, chez l’être paléolithique, d’un côté l’idée intellectuelle du biface, de l’autre sa réalisation conforme à l’idée. Il n’y a pas, chez le bâtisseur médiéval de cathédrale, d’un côté le plan, de l’autre l’édifice religieux, scrupuleuse transcription en trois dimensions du dessin d’un architecte. Il n’y a pas d’un côté la forme, de l’autre la matière. Les organismes croissent, comme les artefacts. Les artefacts sont fabriqués, comme les organismes. A la succession des formes, qui ne permet pas de rendre compte dans toute son ampleur de la complexité du réel, il faut passer au développement continu. A la distinction matière/forme, il faut substituer la relation force/matériau. A l’hylémorphisme il faut préférer la morphogenèse.

Même l’acier s’écoule et le forgeron suit le flux.

Dans ce livre passionnant et essentiel, Tim Ingold, aussi rigoureux que facétieux, aussi précis que pédagogue, nous convie à une nécessaire mise à plat de nos catégories. Nonobstant une conclusion à l’emporte-pièce, ce Faire est une invite ô combien bienvenue à passer du « connaître » à l’ « apprendre ».

Tim Ingold, Faire, Anthropologie, Archéologie, Art & Architecture, 2017, Dehors, trad. Hervé Gosselin & Hicham-Stéphane Afeissa.

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« Nature et récits. Essais d’histoire environnementale » de William Cronon. http://www.librairie-ptyx.be/nature-et-recits-essais-dhistoire-environnementale-de-william-cronon/ http://www.librairie-ptyx.be/nature-et-recits-essais-dhistoire-environnementale-de-william-cronon/#respond Thu, 02 Jun 2016 08:09:43 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6012

Continue reading]]> Kennecott

Prenez la mine de Kennecott. Lieu « inhospitalier » d’où l’on a extrait (sachez qu’extraire n’a pas de passé simple – ceci dit en passant) des quantités gigantesques d’un cuivre d’une exceptionnelle pureté entre 1898 et 1938, avant de l’abandonner aussi soudainement qu’on avait commencé à en exploiter les ressources, Kennecott pourrait facilement passer pour l’exemple type du « lieu dénaturé ». Les bâtiments du camp en ruine, une montagne arasée, une ville délabrée à proximité, le tout au milieu d’un nulle part paraissant inviolé, Kennecott nous raconterait ainsi une énième fois un énième « viol de la nature »… Mais cette histoire là de Kennecott n’est possible que si l’on veille à tracer au préalable une démarcation nette entre l’homme et la nature, le premier dénaturant forcément la seconde, qui, en retour, n’aurait d’autre fonction sur le premier que de l’ensauvager. Les deux devant se préserver de l’autre, sous peine de voir irréductiblement altérée leur propre essence.

La tâche particulière des historiens de l’environnement est de raconter des histoires qui nous font faire un va-et-vient entre les humains et la nature, afin de révéler combien la frontière qui les sépare est culturellement construite – et combien elle reste dépendante des systèmes naturels.

C’est oublier qu’avant qu’on en extraie du cuivre en y creusant de larges sillons, des populations indiennes y avaient dessiné des sentiers. C’est oublier qu’après l’exploitation de son sous-sol, des touristes continuent à s’y rendre. Et que toutes ces traces, suivant la lecture qu’on désire en donner, peuvent s’intégrer à la nature, s’y fondre, ou en différer radicalement.

Par des exemples concrets et parfois emblématiques (Kennecott, le problème de la Wilderness, la question du « retour à la nature » des îles des Apôtres marquées par les activités humaines), William Cronon remet en question la frontière absolue et artificielle que l’on a bâtie entre nature et culture. Doit-on effacer les traces d’une activité humaine sur un terrain que l’on « rend à la nature »? Protéger un espace de toute intervention humaine contemporaine alors qu’il en connut d’autres plus anciennes n’est-il pas plus un acte d’idéalisation que de préservation? L’universalisation de la protection de la nature n’en gomme t’elle pas la particularité des lieux dont elle est constituée? Toutes questions que Cronon investit de son acuité toute en nuances.

Les lignes et les formes que nous inscrivons sur la terre reflètent les lignes et les formes que nous avons dans la tête, et il nous est impossible de comprendre les unes sans les autres.

Mais aussi – et peut-être surtout – William Cronon nous rappelle qu’il y a des mondes différents, et donc des histoires différentes. Et que l’histoire – donc celle de l’environnement – est indissociable des récits avec lesquels les historiens tentent d’en rendre compte. Et nous le rappelant, il nous en conte de sublimes.

nous habitons un monde toujours raconté.

William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, 2016, Dehors, trad. Mathias Lefèvre.

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