edtitions Héros-limite – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Fri, 08 Feb 2019 07:22:19 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.3.2 « Khounan-Kara, une épopée touva » https://www.librairie-ptyx.be/khounan-kara-une-epopee-touva/ https://www.librairie-ptyx.be/khounan-kara-une-epopee-touva/#respond Fri, 08 Feb 2019 07:16:45 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8086

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Quelque chose de fameux va advenir, khan!

Vous nous auriez demandé il y a peu si nous connaissions la littérature du peuple touva, nous vous aurions regardé d’un œil mi-éteint mi-bovin pour signifier notre inculture. Non content de devoir avouer notre coupable ignorance de sa littérature, nous aurions alors du vous avouer également que le simple mot « touva » nous était inconnu. Et nous nous serions alors derechef plongés dans les affres du web pour pallier à celle-ci. Comme si combler l’ignorance quant à sa provenance était le préalable essentiel à la découverte d’une littérature. Comme si, à chaque fois qu’il était question de découvrir une littérature liée à une culture totalement étrangère à la nôtre, il était requis de nous l’effort premier de nous intéresser d’abord aux contextes de production de celle-ci. Comme s’il ne nous était sinon pas donné de pouvoir approcher sa littérature. Une fois qu’elle provient d’une contrée ignorée de nous, la littérature qui en émerge paraît irrémédiablement enserrée dans les carcans de l’ethnologie.

« Ce garçon qui vient de naître 

N’est pas un garçon ordinaire!

Né au petit matin, 

Quand les canards sauvages 

Entrecroisent leurs becs,

C’est un enfant élu, destiné aux

Batailles et combats » – dit-il.

Voilà ce qu’il apprit des osselets.

Contant le destin de Khounan-Kara, cette épopée d’une contrée aussi reculée qu’inconnue de nous, démontre bien que quelque chose fonctionne dans la littérature. Qu’il s’y produit bien un on ne sait quoi de magique si, par la grâce d’une oralité maîtrisée, d’une répétition des motifs, de leurs variations, etc. quelque chose peut être reconnu et apprécié par devers même des inconnues culturelles. Que la littérature qui vaut n’a pas tant besoin de l’ethnologue, du géographe ou de l’historien que du lecteur vraiment curieux. Du lecteur confiant en la possibilité de la littérature de se suffire à elle-même.

Aujourd’hui, on n’en connait finalement pas beaucoup plus sur le peuple touva. On a juste découvert une page remarquable de la littérature.

Si un homme 

Ne va pas là où il désire aller,

Alors, dans une de ses vies,

Il naîtra en taureau gris sans cornes,

Et s’en prendra aux mottes de terre.

Khounan-Kara, Une épopée touva, 2019, Héros-Limite, trad. Eva Antonnikov, Aylana Irgit & Jil Silberstein.

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« 58 lettres à Ulrike von Kleist » & « Ma bouteille de Leyde » de Marie de Quatrebarbes https://www.librairie-ptyx.be/58-lettres-a-ulrike-von-kleist-ma-bouteille-de-leyde-de-marie-de-quatrebarbes/ https://www.librairie-ptyx.be/58-lettres-a-ulrike-von-kleist-ma-bouteille-de-leyde-de-marie-de-quatrebarbes/#respond Wed, 12 Dec 2018 07:43:21 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8000

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Je commence, hardiment, là où il faudrait peut-être finir.

Ulrike von Kleist est la demi-sœur de Heinrich von Kleist (1777-1811), le célèbre dramaturge et romancier allemand, avec laquelle ce dernier entretint une correspondance. C’est dans ces lettres que l’on peut sans doute le mieux déceler la subtile radicalité comme la profondeur désespérée de l’écriture de celui qui ne fut considéré que sur le tard comme l’un des monstres sacrés des Lettres allemandes. Une bouteille de Leyde est l’ancêtre du condensateur électrique, inventé en 1745 par Ewald von Kleist (dont on ne sait s’il a un quelconque lien de parenté avec Ulrike ou Heinrich). Un condensateur est un appareil qui permet d’accumuler des charges électriques. Il fut d’abord utilisé dans des foires pour faire ressentir ce qu’était le choc électrique.

Dans la première partie de ce que la revue L’Ours Blanc nous donne à lire, Marie de Quatrebarbes fait se succéder, sans commentaire aucun, 58 extraits de lettres censément adressées à Ulrike par son frère. Dans la seconde partie, un « je » fait le récit d’une expérience de décharge électrique. Dans l’une comme dans l’autre partie (peuvent-elles d’ailleurs être considérées comme des « parties »?), aucun contexte n’est donné. Qui est le « je »? A-t-il ou a-t-elle un lien avec Ulrike ou Heinrich? Les extraits de lettres sont-ils « vrais »? Et si oui, dans quelle mesure et pourquoi leur signification s’éloignerait-elle de celle des lettres complètes? Alors que les références à des contextes extérieurs sont bien marquées, rien ne vient « expliquer » ni leurs raisons d’être ni leur fonctionnement.

La parole jaillit comme l’*étincelle. 

Kleist considérait la parole comme de l’ordre de la procédure. Comme quelque chose qui faisait advenir. À la façon du condensateur qui stocke la charge électrique avant de la relâcher comme en un coup d’éclat, la poésie est ici l’espace qui permet à la parole de s’accumuler avant de produire une décharge. Et de faire advenir alors quelque chose que son accumulation même provoque sans que ce quelque chose n’en soit préalablement décelable dans ses parties. La poésie de Marie de Quatrebarbes est de cet ordre. Sans « gras », sans bavardage, elle met en place, elle dispose une parole. Et de la subtilité de ses procédures advient une beauté d’autant plus prenante que la technicité apparente de ses moyens ne la laisse pas attendre.

Parmi les raisons de ce qui m’échappe, il y a la maison que je désire et qui tombe en ruine. Je me la figure. Elle a surgi de cet espace mental que je préserve des intrusions. Et chaque fois qu’elle disparaît j’emploie toutes mes forces à la reconstruire. J’attends le moment où je pourrais enfin m’y installer. Si je pouvais y vivre, ce jour-là je serais immédiatement consolé de tout ce qui me pèse et m’afflige. Je n’aurais plus besoin d’attendre quoi que ce soit de quiconque. Je me concentrerais en cette image. Le regard de la maison se poserait sur moi et ce serait suffisant. Je ne chercherais rien qui ne soit au dedans de ses murs.

Marie de Quatrebarbes, 58 lettres à Ulrike von Kleist & Ma bouteille de Leyde, 2018, Héros-Limite via sa revue L’ours Blanc

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« Le Lasso & autres écrits » de Jaime de Angulo. https://www.librairie-ptyx.be/le-lasso-autres-ecrits-de-jaime-de-angulo/ https://www.librairie-ptyx.be/le-lasso-autres-ecrits-de-jaime-de-angulo/#respond Fri, 28 Sep 2018 07:10:10 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7854

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Malheureusement, l’homme à qui il est étranger se trouve nécessairement contraint d’expliquer par les termes de sa propre pensée un phénomène qu’il observe chez autrui mais n’éprouve pas lui-même, un phénomène essentiellement subjectif qui plus est, mais qu’il s’efforce d’appréhender par des moyens strictement objectifs. Je pense que c’est là une piètre philosophie, d’une scientificité douteuse.

Vouloir saisir quelque chose duquel la perception nous serait refusée nécessite d’autres moyens que ceux auxquels l’intellect nous donne accès. Appréhender uniquement via des schèmes conceptuels des « comportements », des « rites », des « sensations » qui seraient « produits » au sein d’un environnement qui ne possède pas même une lointaine idée de la notion de « concept » ne permet en aucun cas de s’en approcher. Certes on intellectualise quelque chose, mais ce quelque chose a plus à voir avec les a priori qu’on s’était forgé sur la chose qu’avec la chose en elle-même. Ainsi le système de « jeu » de l’indien Pit River échappera-t-il toujours à un observateur extérieur s’il est envisagé selon les caractéristiques qu’il accole à sa propre catégorie « jeu ». Le « jeu » du Pit River est bien un « jeu » mais un « jeu » qui n’est pas saisissable sans modifier en profondeur les bases mêmes de la catégorie « jeu » de l’observateur. Et c’est cela que ce dernier se doit d’admettre pour atteindre à ce qui est radicalement autre que lui : ce qu’il cherche à saisir ne fait pas que dépendre de ses propres paradigmes, il les défait. Et c’est seulement au prix de ce démontage que l’autre peut être approché.

Alors que les premiers textes rassemblés dans ce recueil constituent une sorte de note d’intention – aussi intéressante que fascinante – mêlant récit, littérature et anthropologie, c’est avec Le Lasso, le texte le plus conséquent, que Jaime de Angulo construit un véritable monument à ses méthodes.

Bats-toi, bats-toi, Fray Luis! Les monstres tirent, tirent, t’emportent… Ah! C’est inutile, Fray Luis. Tu leur as donné ton âme. Tu tomberas.

En contant les heurs et malheurs de Fray Luis, un frère venu conquérir des âmes à son dieu dans un territoire indien reculé, Jaime de Angulo fait se rencontrer dans son récit des modes de penser et d’agir radicalement étrangers l’un à l’autre. Littéralement se « rencontrer ». Car il est parvenu à trouver ce très fragile équilibre qui permet la rencontre et non le placage d’une réalité sur une autre. Ainsi l’histoire de Fray Luis – mais est-ce même seulement l’histoire de Fray Luis? – nous est-elle contée par le regard de son acolyte Fray Bernardo, de celui d’une jeune membre de la tribu des Esselen, de Ruiz, du cousin de celui-ci, mais aussi par le biais d’une souris, d’un scarabée, d’un geai bleu, du vent de la nuit, et de bien d’autres. Et, aux antipodes d’un « couleur locale » à moindres frais, l’auteur fait bien plus encore que simplement confier le récit à des narrateurs inattendus. Car ce sont également les modèles narratifs, et les barrières anthropologiques ou épistémiques qui les refermaient l’un sur l’autre, qui sont ici bouleversés. Entremêlant logique occidentale et sentir amérindien dans le corps même du processus d’écriture, plutôt que de tenter artificiellement de rendre compte de l’un avec les filtres de l’autre, il réussit comme jamais avant lui à faire se compénétrer deux mondes. Et la grâce qui en sourd n’a pas de prix!

ce qui était vrai ici ne l’était pas ailleurs.

Jaime de Angulo, Le Lasso & autres écrits, 2018, Héros Limite, trad. Martin Richet.

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prix ptyx 2017 https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2017/ https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2017/#respond Mon, 04 Dec 2017 07:12:32 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7292

Lire la suite]]> Cette année 2017 ne fut pas seulement celle des polémiques essentielles. Au risque de paraître superficiel, nous osons affirmer haut et fort qu’il y eu une vie à côté de l’écriture inclusive, du drapeau européen, de la croix de Saint-Nicolas et du clash fondamental « il-est-quand-même-beaucoup-plus-important-de-savoir-si-un-truc-est-de-gauche-ou-de-droite-pour-s’engueuler-à-l’aise-sur-ce-qui-est-de-droite-et-de-gauche-que-d’apprécier-la-charge-éthico-pragmatique-du-truc-en-question ». Oui, il y eu autre chose cette année que le « nananère en réseau social » ou le « c’est pas moi c’est lui » en vase clos. Cette année ne fut pas que celle où la polémique, plutôt qu’en être une des sources, remplaça définitivement le débat…

Cette année il y eu aussi des livres. Et de forts bons, ma foi!

Et cette année, comme chaque année, fort de notre objectif de noyer le prix dans le prix, de lui faire rendre gorge en l’étouffant dans sa surenchère, nous avons décidé d’attribuer le prestigieux prix ptyx 2017 aux deux livres suivants : transcription de heimrad bäcker et Le Monde à l’épreuve de l’asile de Didier Fassin. Pourquoi deux, nous direz-vous? Et pourquoi ceux-là? Ben, parce que (et oui, on sait, aucun des deux n’est écrit par un noir, un francophone, un.e femm.e, un juif, un musulman ou un inuit vegan…)

Voilà ce qu’on en disait :

 

le 1er convoi part le vendredi 20.10.1939 à 22 heures depuis aspangbahnhof.

transcription est l’oeuvre d’une vie. Celle de Heirmrad Bäcker, né en 1925 à Vienne et qui adhéra au parti national-socialiste en 1943. Recruté en 1945 par les Américains pour les aider dans l’ancien camp de Mauthausen, et donc confronté pour la première fois à l’horreur des camps nazis, il passa le reste de son existence à construire une forme qui puisse en rendre compte. Puisées dans des millions de documents (listes, abréviations, énumérations, motifs d’arrestation, inventaires de synagogues détruites, d’actions interdites, directives, définitions, tournures, bribes de paroles, dates, nombres, chiffres, noms, professions, ordres, légendes de plans, descriptions d’expériences médicales, listes d’exécution, procès-verbaux d’audience, actes d’accusation, rapports de marches avec indications des kilomètres parcourus et des nombres de morts, etc.), chacune des données figurant dans transcription est bien rigoureusement une donnée transcrite. Pas un mot de ce qui y est donné à lire n’est donc « imaginé ». Tout y est issu d’un monde résolument clos, celui qui porte le sceau du témoignage certifié et vérifié de la tragédie du siècle dernier. Tout y est donc réel, au sens plein du terme.

tâchez donc de trouver un homme qui, de manière ingénieuse et artistique, puisse développer tout ce système de performances dans l’ensemble des camps.

Si tout est ici issu du document, l’objectif n’en est cependant nullement documentaire. Il n’y est pas question d’ajouter à la masse gigantesque de ce qui documente un élément du réel, ni, à strictement parler, d’en exhumer des parcelles qui, par leur supposée exemplarité, pourraient rendre compte de l’ensemble. C’est ainsi moins le document qui compte ici que le langage. Celui dont le document – et l’horreur qu’il « documente » – est la trace. Celui qui vient, par sa forme même, légitimer l’horreur puis en faciliter la perpétuation. Celui, enfin, qu’il est indispensable de renouveler pour démasquer et contrer les deux premiers.

quelquefois, 10 000 unités arrivaient par jour, ce n’est pas moi qui décidais de la cadence ; tout ce que je pouvais faire, c’était de laisser couler le tout selon des flux aussi élégants que possible

Ce que piège génialement Heimrad Bäcker dans transcription, ce sont les possibilités dont les tenants d’un discours se dotent, souvent à leur corps défendant, pour non seulement exprimer l’inexprimable mais aussi le faire advenir. Versant alors dans l’inconscient, laissée à l’objectivité crue du documentaire et elle seule, la parole créée sur le lit de l’horreur peut ainsi proliférer à neuf. En exhumant du document ses appuis langagiers (abréviations, répétitions, détournements lexicaux, élisions, etc.) et en confrontant subtilement ceux-ci l’un avec l’autre, dans toutes leur diversité et leur inventivité, l’auteur fait bien – et ô combien – oeuvre de poète.

sous élévation des nuages on annonçait le nombre de cadavres déterrés et sous quantité de pluiele nombre de forçats utilisés et tués

Nos langues sont sièges de la folie comme de la beauté. En rappelant qu’il n’est pas de langage qui puisse se départir de l’une sans faire le sacrifice de l’autre mais qu’il convient bien d’en distinguer les oripeaux propres, Heimrad Bäcker nous démontre que la poésie ne se cantonne pas à un quant-à-soi éthéré et stérile. Elle a, in fine, tellement en commun avec la barbarie qu’elle peut en devenir sa grille de lecture essentielle. En cela seul, ce chef-d’oeuvre qu’est transcription s’avère-t-il indispensable!

heimrad bäcker, transcription, 2017, Héros-Limite, trad. Eva Antonnikov

 

En 1976, l’OFPRA, Office français de protection des réfugiés et des apatrides, enregistra 18 478 demandes d’asile et prit une décision favorable dans 95 % des dossiers qu’il examina. En 2006, il reçut 26 269 demandes similaires et ne donna le statut de réfugiés qu’à 8 % des requérants.

La littérature asilaire serait presque devenue un genre en soi. Non, bien entendu, qu’on en fasse jamais trop pour attirer l’attention sur un phénomène aussi sensible, mais il faut bien admettre que, très souvent, la chose est fort convenue. Fort de quelques lectures édifiantes, d’une « expérience personnelle forte et bouleversante » (entendez : « je viens de passer quelques jours à Calais »), nombre d’auteurs se saisissent du sujet pour asséner qui un essai, qui un roman, enfilant rageusement les vérités définitives comme autant de perles. Faisant souvent fi du moindre pragmatisme ou d’un investissement intellectuel conséquent, la plupart de ces textes s’érigent sur des principes certes forts beaux mais au moins autant « fort peu travaillés ». Et, malheureusement, à défaut d’y consacrer le sérieux et la rigueur que devrait particulièrement mériter leur sujet, ils se trouvent quelques fois « donner du grain à moudre » à tous ceux que ce statu quo contente.

Comment échapper à cette immédiateté des émotions? Comment résister à l’urgence des sentiments?

Si la situation du chercheur, de l’écrivain, de l’essayiste, n’est jamais « pure », déconnectée de son sujet, en surplomb, et ne le sera jamais, elle implique cependant d’abord, en préalable à ce qu’elle prétend éclairer, la prise en compte de sa position même. Indignation militante, volonté universaliste, approche clinicienne, ethnologique, anthropologique, sociologique, politique… Ce n’est qu’à partir du moment qu’il aura, en toute honnêteté, reconnu et balisé ses liens à son objet d’étude que le chercheur pourra se donner l’ambition d’y revenir utilement. Autrement, il ne donnera à lire, au mieux, que l’expression involontaire d’une catharsis.

Didier Fassin place ici, dans ce très bref ouvrage, la question de l’asile sous le double éclairage de ses origines – celle du mot « réfugié » notamment – et de son histoire récente extra-européenne – par exemple en analysant le cap de l’Afrique du sud. Par cette « provincialisation » spatiale et temporelle de l’Europe, il permet d’une part de sortir le problème de certains de ces écueils conceptuels habituels mais aussi de rappeler la véritable répartition mondiale de celui-ci. Ce faisant, non seulement il donne à tous ceux qui ne se satisfont pas de l’impasse actuelle des outils imparables, mais aussi, il se sert de son sujet pour nous délivrer une remarquable et nécessaire leçon d’anthropologie. Et nous démontre – et besoin en est, plus que jamais! – que distanciation, rigueur et engagement, loin de s’exclure, s’épaulent toujours.

Les catégories de l’ordre juridique et du discours politique sont avant tout performatives au sens où elles n’énoncent pas une vérité qui préexisterait mais qu’elles la produisent en l’énonçant.

Didier Fassin, Le monde à l’épreuve de l’asile, Essai d’anthropologie critique, 2017, Société d’ethnologie.

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« transcription » de heimrad bäcker. https://www.librairie-ptyx.be/transcription-de-heimrad-backer/ https://www.librairie-ptyx.be/transcription-de-heimrad-backer/#respond Mon, 30 Oct 2017 14:13:48 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7223

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le 1er convoi part le vendredi 20.10.1939 à 22 heures depuis aspangbahnhof.

transcription est l’oeuvre d’une vie. Celle de Heirmrad Bäcker, né en 1925 à Vienne et qui adhéra au parti national-socialiste en 1943. Recruté en 1945 par les Américains pour les aider dans l’ancien camp de Mauthausen, et donc confronté pour la première fois à l’horreur des camps nazis, il passa le reste de son existence à construire une forme qui puisse en rendre compte. Puisées dans des millions de documents (listes, abréviations, énumérations, motifs d’arrestation, inventaires de synagogues détruites, d’actions interdites, directives, définitions, tournures, bribes de paroles, dates, nombres, chiffres, noms, professions, ordres, légendes de plans, descriptions d’expériences médicales, listes d’exécution, procès-verbaux d’audience, actes d’accusation, rapports de marches avec indications des kilomètres parcourus et des nombres de morts, etc.), chacune des données figurant dans transcription est bien rigoureusement une donnée transcrite. Pas un mot de ce qui y est donné à lire n’est donc « imaginé ». Tout y est issu d’un monde résolument clos, celui qui porte le sceau du témoignage certifié et vérifié de la tragédie du siècle dernier. Tout y est donc réel, au sens plein du terme.

tâchez donc de trouver un homme qui, de manière ingénieuse et artistique, puisse développer tout ce système de performances dans l’ensemble des camps.

Si tout est ici issu du document, l’objectif n’en est cependant nullement documentaire. Il n’y est pas question d’ajouter à la masse gigantesque de ce qui documente un élément du réel, ni, à strictement parler, d’en exhumer des parcelles qui, par leur supposée exemplarité, pourraient rendre compte de l’ensemble. C’est ainsi moins le document qui compte ici que le langage. Celui dont le document – et l’horreur qu’il « documente » – est la trace. Celui qui vient, par sa forme même, légitimer l’horreur puis en faciliter la perpétuation. Celui, enfin, qu’il est indispensable de renouveler pour démasquer et contrer les deux premiers.

quelquefois, 10 000 unités arrivaient par jour, ce n’est pas moi qui décidais de la cadence ; tout ce que je pouvais faire, c’était de laisser couler le tout selon des flux aussi élégants que possible

Ce que piège génialement Heimrad Bäcker dans transcription, ce sont les possibilités dont les tenants d’un discours se dotent, souvent à leur corps défendant, pour non seulement exprimer l’inexprimable mais aussi le faire advenir. Versant alors dans l’inconscient, laissée à l’objectivité crue du documentaire et elle seule, la parole créée sur le lit de l’horreur peut ainsi proliférer à neuf. En exhumant du document ses appuis langagiers (abréviations, répétitions, détournements lexicaux, élisions, etc.) et en confrontant subtilement ceux-ci l’un avec l’autre, dans toutes leur diversité et leur inventivité, l’auteur fait bien – et ô combien – oeuvre de poète.

sous élévation des nuages on annonçait le nombre de cadavres déterrés et sous quantité de pluie le nombre de forçats utilisés et tués

Nos langues sont sièges de la folie comme de la beauté. En rappelant qu’il n’est pas de langage qui puisse se départir de l’une sans faire le sacrifice de l’autre mais qu’il convient bien d’en distinguer les oripeaux propres, Heimrad Bäcker nous démontre que la poésie ne se cantonne pas à un quant-à-soi éthéré et stérile. Elle a, in fine, tellement en commun avec la barbarie qu’elle peut en devenir sa grille de lecture essentielle. En cela seul, ce chef-d’oeuvre qu’est transcription s’avère-t-il indispensable!

heimrad bäcker, transcription, 2017, Héros-Limite, trad. Eva Antonnikov

On a essayé, avec l’excellent Alain Cabaux, de capter quelque chose de cet exceptionnelle transcription et de le donner à écouter sur Radio Campus. C’était sur 92.1 ou en podcast sur Radio Campus.

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« La Ravine » de Sergueï Essénine. https://www.librairie-ptyx.be/la-ravine-de-serguei-essenine-2/ https://www.librairie-ptyx.be/la-ravine-de-serguei-essenine-2/#respond Mon, 22 May 2017 08:56:31 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6881

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Nous avions déjà, brièvement, touché un mot de La Ravine, lors de notre découverte, il y a 5 ans, de ce texte paru en français chez Harpo &. Si, pour la première fois, nous écrivons une deuxième chronique sur le même livre, c’est d’une part car sa réédition – moins cher et chez un éditeur plus largement diffusé et distribué – va enfin permettre à un public plus large d’en faire la connaissance, mais aussi car peu de textes nous paraissent à ce point en valoir la peine.

Le ciel embué affichait une couleur de merisier et la lune exsangue, brisée par la crête du coteau, s’amputait d’une moitié plongée vers le néant.

Ecrit à 18 ans par un poète suicidé à trente, La Ravine conte l’histoire de Kostia, jeune homme de 26 ans qui quitte son village natal pour se rendre à celui de La Ravine où l’attend une histoire d’amour, d’amitié, de nature et de labeur. Une histoire dont chaque soubresauts, aussi douloureux soit-il, est marqué du sceau de l’acceptation par son héros. Mais d’une acceptation étrange – et dont on sait jamais bien à quoi tient précisément cette étrangeté – mâtinée d’un sentiment d’intense liberté. Comme si le destin pouvait être à la fois plénipotentiaire et non subi. Comme si peut-être l’exercice d’une liberté tenait bien plus aux formes selon lesquelles on accepte ce qui la limite qu’aux tentatives, vécues comme illusoires, de gommer ces limites.

Chaque phrase de La Ravine est un écrin ou un gouffre. Dont l’ensemble, à la fois solide comme le roc et fragile comme la plume, forme comme un mystère. Y scintille une magie qui le rend tentative sans suite possible. Comme il n’y a qu’une Saison en Enfer, qu’un Ulysse, qu’une Divine Comédie, il n’y a qu’une Ravine. Bref, La Ravine est ce qu’il est convenu d’appeler un Chef-d’oeuvre…

Allez-y errer, vous n’en sortirez pas indemne!

A qui craint de quitter cette terre, il est dit : Tu peux emporter la Ravine entière avec toi. N’aie pas peur d’oublier quelque chose, rien du cœur ne se perd.

Sergueï Essénine, La Ravine, 2017, Héros-Limite, Trad. Jacques Imbert.

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« Blanche baleine » de Fabienne Raphoz. https://www.librairie-ptyx.be/blanche-baleine-de-fabienne-raphoz/ https://www.librairie-ptyx.be/blanche-baleine-de-fabienne-raphoz/#comments Mon, 20 Mar 2017 09:29:53 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6752

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Fossile dit

       l’âge de la roche

Nautile 

       celui du temps

 

Le Yucatan et son désert recèlent parmi les plus impressionnantes collection de fossiles au monde. Dont, récemment découvert, l’un d’une baleine saisie dans l’argile depuis près de deux millions d’années. Le Mont-Blanc, on le sait depuis déjà longtemps, est un bout d’Afrique. Il se pourrait enfin que l’intuition du multivers formulée en leur temps par Lucrèce ou Bruno puisse trouver bientôt des bases vérifiables. Dans le présent, on trouve des parcelles de passé. Dans un lieu, des traces de ce qui en est le plus éloigné. Dans un univers, la possibilité d’autres. Nous sommes partout, et comme toujours, à la croisée des chemins.

 

conte premier

nous contient

 

Si l’ailleurs est ici et le hier maintenant et que la géologie, la paléologie ou la physique quantique l’attestent, encore faut-il l’exprimer.

 

trou de ver

c’est le poème!

 

La poésie n’est pas ce qui vient expliquer ou justifier notre monde mais, avec les mots de celui-ci, ce qui nous donne accès à d’autres. Ceux prétendument disparus dans le temps, ceux croit-on inconnus dans l’espace. En conjuguant ce que révèle de « nous » l’exhumation de ce que contient notre terre de plus ancien à ce que « notre esprit » fabrique de plus radicalement neuf, la poésie de Fabienne Raphoz, paléographe et quantique, se fait à la fois trace de ce dont nous provenons et signe d’un ailleurs radical. C’est la baleine qui nous pense. C’est le troupeau qui suit la piste des bêtes. Dans les mondes que sa poésie érigent, l’hégémonie humaine est défaite, cause et conséquence s’inversent. Et c’est dans ces entre-deux que sa poésie permet que résident les conditions d’une découverte renouvelée de nous-mêmes.

 

le migrateur lisse l’air

aux cols

pas la roche

ni l’hiver

 

Comme elle est pensée à la croisée des temps et des espaces, la poésie de Fabienne Raphoz se doit aussi d’en être faite. Convoquant son et graphie, langages d’hier et de demain, paroles de bêtes et du vent, elle est toute diversité et influence. Mais, surtout, aux antipodes d’un syncrétisme forcément réducteur, en accueillant ces diversités et ces influences plutôt qu’en cherchant à les synthétiser, elle nous offre des moments d’une beauté rare et nécessaire.

 

est à portée de vers

ce

là qui rude aura

duré de la trace enrochée

 

Fabienne Raphoz, Blanche baleine, 2017, Héros-Limite.

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« Le suppléant » de Fabrizio Puccinelli. https://www.librairie-ptyx.be/le-suppleant-de-fabrizio-puccinelli/ https://www.librairie-ptyx.be/le-suppleant-de-fabrizio-puccinelli/#respond Fri, 30 Sep 2016 06:32:04 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6235

Lire la suite]]> Le suppléant.L’école est une petite maison séparée du village, section du collège d’Etat de Pietrapana. Les garçons restent emmitouflés dans leur manteau à cause du chauffage qui laisse à désirer. Il y a juste un petit poêle à bois. De temps à autre, lorsque le vent tourne, la pièce s’emplit de fumée. Les enfants viennent de maisons et de villages éparpillés sur une bonne partie de la montagne et ceux des premiers degrés en particulier sont souvent intimidés. Parfois ils s’amusent à décorer la classe de dessins et de cartes de géographie, mais le plus souvent ils la sentent étrangère comme tout ce que j’enseigne, menaçante et ennemie; et ils se rembrunissent, enveloppés dans leur écharpe. Ils haussent leurs épaules de temps à autre, comme des oiseaux perchés sur un fil quand il pleut.

Fabrizio Puccinelli, écrivain italien méconnu à l’existence fragile, fut pendant quelques années enseignant intérimaire. C’est fort de cette expérience qu’il fit publier en 1972 ce bref texte qui attira mieux l’attention sur son travail.

En quête d’histoires, plein de demandes à propos de moi-même, je me suis arrêté ici et là dans les villages, j’ai regardé autour de moi, comme cerné de nuit, en soulevant, vers les visages rencontrés, une lampe.

Discrète, toute en retenue, son écriture parait avoir été créée pour donner corps à ces qualificatifs. D’une plume qui documente son expérience d’enseignant, en en évoquant le quotidien rythmé par les saisons et les changements d’affectation, il semble moins rendre moins compte de ce qui s’y déroule que de ses manques. Comme si dire ce qui est présent permettait d’évoquer mieux l’absent.

comment furent tracées pour la première fois les limites de ce monde et découverts le rythme et la trame des histoires? Qu’en est-il du conteur et quelle est la disposition qui est à son origine?

En de discrètes métaphores, avec un sens éprouvé du rythme, alternant subtilement le factuel et le bucolique, l’intime et l’universel, tout en pudeur tendre et en quiète clairvoyance, il s’affirme en maître de l’évocation. Et nous, lecteurs, nous y découvrons, lovés dans la solitude de sa lecture – une lecture dont il parle si bien -, comme une voix enfin donnée au silence.

Et, dans l’entrelacs de plaisir et de terreur qui emplit la maison que nous habitons, éclipsant les portes du pouvoir et de la ruine, à tous peut-être nous est-il arrivé une fois de sortir, comme un enfant qui, la nuit, descend les escaliers dans le noir, attentif à ne pas se cogner aux meubles, sans bien savoir où il va, mais avec l’intention de ne jamais revenir.

C’est aux antipodes de l’effet facile. C’est un tout atteint avec du presque rien. C’est fragile. C’est beau. C’est indispensable.

Fabrizio Puccinelli, Le supléant, 2016, Héros-Limite, trad. Marc Logoz.

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« Lexique du verbe quotidien » de Bernard Charbonneau. https://www.librairie-ptyx.be/lexique-du-verbe-quotidien-de-bernard-charbonneau/ https://www.librairie-ptyx.be/lexique-du-verbe-quotidien-de-bernard-charbonneau/#respond Tue, 05 Jul 2016 07:45:50 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6099

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Ainsi [les enseignants] seront entièrement absorbés dans le seul travail sérieux : dans l’examen des fruits d’un enseignement inexistant.

Écrites entre 1954 et 1968 pour le journal protestant suisse Réforme, ces chroniques rassemblées ici s’intègrent remarquablement dans la préoccupation d’une époque. Difficile en effet de ne pas y lire les liens ténus qui les apparentent, tant par leurs sujets que par leurs angles d’approche, aux travaux, à la même période, de Roland Barthes ou Marshall McLuhan. Détricotage des mythes bourgeois, intérêt pour le langage, nécessité de penser une technique sous peine de se laisser déborder par elle,… toutes préoccupations qui hantent l’entrée dans l’ère nucléaire de la possibilité de l’annihilation de l’homme par l’homme.

L’actualité n’est rien d’autre qu’elle-même.

Lexique du verbe quotidien est d’abord un redoutable et subtil décodage du lexique totalitaire, dont la durable et profonde emprise sur tous réside moins dans le pouvoir de mots d’ordre directement identifiables comme tels que dans celui que font peser d’autres, banals, mais qui en viennent à désigner, l’air de rien, l’exact contraire de ce dont on continue à les investir. Ainsi du mot « vacance » qu’on associe très rapidement à un autre : « liberté ». Alors que, précisément, il (le mot « vacance ») marque la dépossession de l’humain, par le cloisonnement devenu presque automatique de son temps, de pouvoir goutter la liberté à plein temps. Et qu’est ce qu’une liberté sous contrainte, sinon son contraire…

Car, dans notre monde, le temps des vacances est avant tout le parc national où nous enfermons cet animal dangereux dont l’homme n’arrive pas à se débarrasser : la liberté.

Dans un monde sans Dieu, mais surtout sans rien pour le remplacer, Bernard Charbonneau nous rappelle, avec une ironie douce mais sacrilège, à nos devoirs de vigilance. En décodant ce langage bourgeois, tout de dissimulation, enjôlant, flattant nos désirs inavoués de vies quiètes en les ensevelissant sous la tautologie et le lieu commun, il fait encore oeuvre de clairvoyance.

Le vrai bourgeois n’est pas l’homme de la possession mais du trafic. Il n’aime pas les choses pour elles-mêmes, même pas l’argent ; il ne s’attache qu’à leur valeur.

Sa lecture aujourd’hui, 50 ans après, tient à la fois de celle d’un oracle passé dont on peut vérifier les effets, et de celle d’un monde toujours à venir. Les temps changent, certes, la faiblesse de l’homme demeure. C’est cette pérennité qui la rend urgente.

Bernard Charbonneau, Lexique du verbe quotidien, 2016, Héros-limite.

Les sons ci-dessus sont issus de l’émission matinale de Radio Campus, avec Alain Cabaux, où nous officierons dès la rentrée, un vendredi par mois, en son indispensable compagnie.

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« Drôles de Valentines » de Nathalie Koble. https://www.librairie-ptyx.be/droles-de-valentines-de-nathalie-koble/ https://www.librairie-ptyx.be/droles-de-valentines-de-nathalie-koble/#comments Sat, 13 Feb 2016 10:17:14 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5859

Lire la suite]]> drole-valentinesOn ne compte pas vers le 14 février les vitrines se colorant de rouge, de cœurs, d’angelots bandant des arcs et autres représentations censées figurer l’Amour. A celles-ci sont bien souvent accolés des maximes, des proverbes, des « poèmes », censés, quant à eux, leur donner un langage propre. Force est d’en constater, nonobstant les vélléités mercantiles qu’il porte balourdement, la mielleuse facilité et, in fine, l’innocuité.  Habillant l’amour de piètres formules empruntées à Carême, Eluard ou Neruda, le « poète » du 14 février, en vient à massacrer ce qu’il désirait parer d’atours. Aimer dans ces mots là semble aimer fort peu.

La tradition de la Saint-Valentin est très ancienne. Ancrée dans les pratiques courtoises françaises et anglaises, c’est principalement sous le règne de Richard II, dans la toute fin du 14ème siècle, que va se forger une véritable mode poétique. Avec Chaucer, John Gower, mais surtout Oton de Grandson avec son Songe de la Saint-Valentin, l’amour, son érotisme, ses tours et détours langagiers, entrent dans la chronologie du calendrier à la date du 14 février.

Dans une introduction passionnante, Nathalie Koble nous éclaire sur les origines de la Saint-Valentin, mais aussi sur la richesse des modes d’expression qu’elle ne cesse d’initier. Car l’inventivité de la « mise en langue » de l’amour ne s’achève pas avec ce qui la fonde. S’il est bon de relire Charles d’Orléans ou Jean d’Estouteville pour goûter le miel originel des « Valentines », il est peut-être plus important encore de rappeler que depuis lors, les poètes (sans guillemets cette fois) n’ont eu de cesse d’enrichir l’expression du sentiment maître de tous les autres. Ainsi trouve-t’on ensuite de l’introduction, mêlés à ceux des précités ou de Christine de Pizan, des poèmes dédiés à Valentin de Creeley, Zukofsky, Stein, Dickinson, Bernstein, etc… Et cela en bilingue vieux-français/français ou anglais/français!

Lumière dans l’œil, je t’ai vu ma

lumière parmi toutes

qui réchauffait le ciel dans une tasse,

ma tasse de lumière, moi

j’étais une pause sur le bord

où la lumière débordait

de la tasse qu’elle occupait. Et toi

tu étais l’œil qui voyait le tout,

et tu étais le tout

qu’il voyait. 

(Cole Swensen – Tienne)

Rien qu’en cela, cette anthologie permet de faire découvrir à qui « n’y connaîtrait rien », qu’au travers de thèmes ancestraux, la poésie se découvre sans cesse de nouveaux moyens pour dire l’essentiel, et donc le transfigurer.

S’il est bien utile de retourner à ce qui fonde la tradition de la Saint-Valentin, ce n’est pas pour faire montre d’érudition ou par simple aspiration réactionnaire, mais bien pour désamorcer ce qui, à l’oeuvre dans le tout-au-commerce d’un événement, en vient à sacrifier la beauté du sentiment sur lequel on prétendait l’ériger. Et rappeler que depuis très longtemps, aimer, c’est le dire, et crypter son désir en lui trouvant une formule adéquate.

Nathalie Koble, Drôles de Valentines, 2016, Héros-Limite.

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