Héros-Limite – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Khounan-Kara, une épopée touva » https://www.librairie-ptyx.be/khounan-kara-une-epopee-touva/ https://www.librairie-ptyx.be/khounan-kara-une-epopee-touva/#respond Fri, 08 Feb 2019 07:16:45 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8086

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Quelque chose de fameux va advenir, khan!

Vous nous auriez demandé il y a peu si nous connaissions la littérature du peuple touva, nous vous aurions regardé d’un œil mi-éteint mi-bovin pour signifier notre inculture. Non content de devoir avouer notre coupable ignorance de sa littérature, nous aurions alors du vous avouer également que le simple mot « touva » nous était inconnu. Et nous nous serions alors derechef plongés dans les affres du web pour pallier à celle-ci. Comme si combler l’ignorance quant à sa provenance était le préalable essentiel à la découverte d’une littérature. Comme si, à chaque fois qu’il était question de découvrir une littérature liée à une culture totalement étrangère à la nôtre, il était requis de nous l’effort premier de nous intéresser d’abord aux contextes de production de celle-ci. Comme s’il ne nous était sinon pas donné de pouvoir approcher sa littérature. Une fois qu’elle provient d’une contrée ignorée de nous, la littérature qui en émerge paraît irrémédiablement enserrée dans les carcans de l’ethnologie.

« Ce garçon qui vient de naître 

N’est pas un garçon ordinaire!

Né au petit matin, 

Quand les canards sauvages 

Entrecroisent leurs becs,

C’est un enfant élu, destiné aux

Batailles et combats » – dit-il.

Voilà ce qu’il apprit des osselets.

Contant le destin de Khounan-Kara, cette épopée d’une contrée aussi reculée qu’inconnue de nous, démontre bien que quelque chose fonctionne dans la littérature. Qu’il s’y produit bien un on ne sait quoi de magique si, par la grâce d’une oralité maîtrisée, d’une répétition des motifs, de leurs variations, etc. quelque chose peut être reconnu et apprécié par devers même des inconnues culturelles. Que la littérature qui vaut n’a pas tant besoin de l’ethnologue, du géographe ou de l’historien que du lecteur vraiment curieux. Du lecteur confiant en la possibilité de la littérature de se suffire à elle-même.

Aujourd’hui, on n’en connait finalement pas beaucoup plus sur le peuple touva. On a juste découvert une page remarquable de la littérature.

Si un homme 

Ne va pas là où il désire aller,

Alors, dans une de ses vies,

Il naîtra en taureau gris sans cornes,

Et s’en prendra aux mottes de terre.

Khounan-Kara, Une épopée touva, 2019, Héros-Limite, trad. Eva Antonnikov, Aylana Irgit & Jil Silberstein.

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« 58 lettres à Ulrike von Kleist » & « Ma bouteille de Leyde » de Marie de Quatrebarbes https://www.librairie-ptyx.be/58-lettres-a-ulrike-von-kleist-ma-bouteille-de-leyde-de-marie-de-quatrebarbes/ https://www.librairie-ptyx.be/58-lettres-a-ulrike-von-kleist-ma-bouteille-de-leyde-de-marie-de-quatrebarbes/#respond Wed, 12 Dec 2018 07:43:21 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8000

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Je commence, hardiment, là où il faudrait peut-être finir.

Ulrike von Kleist est la demi-sœur de Heinrich von Kleist (1777-1811), le célèbre dramaturge et romancier allemand, avec laquelle ce dernier entretint une correspondance. C’est dans ces lettres que l’on peut sans doute le mieux déceler la subtile radicalité comme la profondeur désespérée de l’écriture de celui qui ne fut considéré que sur le tard comme l’un des monstres sacrés des Lettres allemandes. Une bouteille de Leyde est l’ancêtre du condensateur électrique, inventé en 1745 par Ewald von Kleist (dont on ne sait s’il a un quelconque lien de parenté avec Ulrike ou Heinrich). Un condensateur est un appareil qui permet d’accumuler des charges électriques. Il fut d’abord utilisé dans des foires pour faire ressentir ce qu’était le choc électrique.

Dans la première partie de ce que la revue L’Ours Blanc nous donne à lire, Marie de Quatrebarbes fait se succéder, sans commentaire aucun, 58 extraits de lettres censément adressées à Ulrike par son frère. Dans la seconde partie, un « je » fait le récit d’une expérience de décharge électrique. Dans l’une comme dans l’autre partie (peuvent-elles d’ailleurs être considérées comme des « parties »?), aucun contexte n’est donné. Qui est le « je »? A-t-il ou a-t-elle un lien avec Ulrike ou Heinrich? Les extraits de lettres sont-ils « vrais »? Et si oui, dans quelle mesure et pourquoi leur signification s’éloignerait-elle de celle des lettres complètes? Alors que les références à des contextes extérieurs sont bien marquées, rien ne vient « expliquer » ni leurs raisons d’être ni leur fonctionnement.

La parole jaillit comme l’*étincelle. 

Kleist considérait la parole comme de l’ordre de la procédure. Comme quelque chose qui faisait advenir. À la façon du condensateur qui stocke la charge électrique avant de la relâcher comme en un coup d’éclat, la poésie est ici l’espace qui permet à la parole de s’accumuler avant de produire une décharge. Et de faire advenir alors quelque chose que son accumulation même provoque sans que ce quelque chose n’en soit préalablement décelable dans ses parties. La poésie de Marie de Quatrebarbes est de cet ordre. Sans « gras », sans bavardage, elle met en place, elle dispose une parole. Et de la subtilité de ses procédures advient une beauté d’autant plus prenante que la technicité apparente de ses moyens ne la laisse pas attendre.

Parmi les raisons de ce qui m’échappe, il y a la maison que je désire et qui tombe en ruine. Je me la figure. Elle a surgi de cet espace mental que je préserve des intrusions. Et chaque fois qu’elle disparaît j’emploie toutes mes forces à la reconstruire. J’attends le moment où je pourrais enfin m’y installer. Si je pouvais y vivre, ce jour-là je serais immédiatement consolé de tout ce qui me pèse et m’afflige. Je n’aurais plus besoin d’attendre quoi que ce soit de quiconque. Je me concentrerais en cette image. Le regard de la maison se poserait sur moi et ce serait suffisant. Je ne chercherais rien qui ne soit au dedans de ses murs.

Marie de Quatrebarbes, 58 lettres à Ulrike von Kleist & Ma bouteille de Leyde, 2018, Héros-Limite via sa revue L’ours Blanc

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« Le Lasso & autres écrits » de Jaime de Angulo. https://www.librairie-ptyx.be/le-lasso-autres-ecrits-de-jaime-de-angulo/ https://www.librairie-ptyx.be/le-lasso-autres-ecrits-de-jaime-de-angulo/#respond Fri, 28 Sep 2018 07:10:10 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7854

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Malheureusement, l’homme à qui il est étranger se trouve nécessairement contraint d’expliquer par les termes de sa propre pensée un phénomène qu’il observe chez autrui mais n’éprouve pas lui-même, un phénomène essentiellement subjectif qui plus est, mais qu’il s’efforce d’appréhender par des moyens strictement objectifs. Je pense que c’est là une piètre philosophie, d’une scientificité douteuse.

Vouloir saisir quelque chose duquel la perception nous serait refusée nécessite d’autres moyens que ceux auxquels l’intellect nous donne accès. Appréhender uniquement via des schèmes conceptuels des « comportements », des « rites », des « sensations » qui seraient « produits » au sein d’un environnement qui ne possède pas même une lointaine idée de la notion de « concept » ne permet en aucun cas de s’en approcher. Certes on intellectualise quelque chose, mais ce quelque chose a plus à voir avec les a priori qu’on s’était forgé sur la chose qu’avec la chose en elle-même. Ainsi le système de « jeu » de l’indien Pit River échappera-t-il toujours à un observateur extérieur s’il est envisagé selon les caractéristiques qu’il accole à sa propre catégorie « jeu ». Le « jeu » du Pit River est bien un « jeu » mais un « jeu » qui n’est pas saisissable sans modifier en profondeur les bases mêmes de la catégorie « jeu » de l’observateur. Et c’est cela que ce dernier se doit d’admettre pour atteindre à ce qui est radicalement autre que lui : ce qu’il cherche à saisir ne fait pas que dépendre de ses propres paradigmes, il les défait. Et c’est seulement au prix de ce démontage que l’autre peut être approché.

Alors que les premiers textes rassemblés dans ce recueil constituent une sorte de note d’intention – aussi intéressante que fascinante – mêlant récit, littérature et anthropologie, c’est avec Le Lasso, le texte le plus conséquent, que Jaime de Angulo construit un véritable monument à ses méthodes.

Bats-toi, bats-toi, Fray Luis! Les monstres tirent, tirent, t’emportent… Ah! C’est inutile, Fray Luis. Tu leur as donné ton âme. Tu tomberas.

En contant les heurs et malheurs de Fray Luis, un frère venu conquérir des âmes à son dieu dans un territoire indien reculé, Jaime de Angulo fait se rencontrer dans son récit des modes de penser et d’agir radicalement étrangers l’un à l’autre. Littéralement se « rencontrer ». Car il est parvenu à trouver ce très fragile équilibre qui permet la rencontre et non le placage d’une réalité sur une autre. Ainsi l’histoire de Fray Luis – mais est-ce même seulement l’histoire de Fray Luis? – nous est-elle contée par le regard de son acolyte Fray Bernardo, de celui d’une jeune membre de la tribu des Esselen, de Ruiz, du cousin de celui-ci, mais aussi par le biais d’une souris, d’un scarabée, d’un geai bleu, du vent de la nuit, et de bien d’autres. Et, aux antipodes d’un « couleur locale » à moindres frais, l’auteur fait bien plus encore que simplement confier le récit à des narrateurs inattendus. Car ce sont également les modèles narratifs, et les barrières anthropologiques ou épistémiques qui les refermaient l’un sur l’autre, qui sont ici bouleversés. Entremêlant logique occidentale et sentir amérindien dans le corps même du processus d’écriture, plutôt que de tenter artificiellement de rendre compte de l’un avec les filtres de l’autre, il réussit comme jamais avant lui à faire se compénétrer deux mondes. Et la grâce qui en sourd n’a pas de prix!

ce qui était vrai ici ne l’était pas ailleurs.

Jaime de Angulo, Le Lasso & autres écrits, 2018, Héros Limite, trad. Martin Richet.

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« transcription » de heimrad bäcker. https://www.librairie-ptyx.be/transcription-de-heimrad-backer/ https://www.librairie-ptyx.be/transcription-de-heimrad-backer/#respond Mon, 30 Oct 2017 14:13:48 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7223

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le 1er convoi part le vendredi 20.10.1939 à 22 heures depuis aspangbahnhof.

transcription est l’oeuvre d’une vie. Celle de Heirmrad Bäcker, né en 1925 à Vienne et qui adhéra au parti national-socialiste en 1943. Recruté en 1945 par les Américains pour les aider dans l’ancien camp de Mauthausen, et donc confronté pour la première fois à l’horreur des camps nazis, il passa le reste de son existence à construire une forme qui puisse en rendre compte. Puisées dans des millions de documents (listes, abréviations, énumérations, motifs d’arrestation, inventaires de synagogues détruites, d’actions interdites, directives, définitions, tournures, bribes de paroles, dates, nombres, chiffres, noms, professions, ordres, légendes de plans, descriptions d’expériences médicales, listes d’exécution, procès-verbaux d’audience, actes d’accusation, rapports de marches avec indications des kilomètres parcourus et des nombres de morts, etc.), chacune des données figurant dans transcription est bien rigoureusement une donnée transcrite. Pas un mot de ce qui y est donné à lire n’est donc « imaginé ». Tout y est issu d’un monde résolument clos, celui qui porte le sceau du témoignage certifié et vérifié de la tragédie du siècle dernier. Tout y est donc réel, au sens plein du terme.

tâchez donc de trouver un homme qui, de manière ingénieuse et artistique, puisse développer tout ce système de performances dans l’ensemble des camps.

Si tout est ici issu du document, l’objectif n’en est cependant nullement documentaire. Il n’y est pas question d’ajouter à la masse gigantesque de ce qui documente un élément du réel, ni, à strictement parler, d’en exhumer des parcelles qui, par leur supposée exemplarité, pourraient rendre compte de l’ensemble. C’est ainsi moins le document qui compte ici que le langage. Celui dont le document – et l’horreur qu’il « documente » – est la trace. Celui qui vient, par sa forme même, légitimer l’horreur puis en faciliter la perpétuation. Celui, enfin, qu’il est indispensable de renouveler pour démasquer et contrer les deux premiers.

quelquefois, 10 000 unités arrivaient par jour, ce n’est pas moi qui décidais de la cadence ; tout ce que je pouvais faire, c’était de laisser couler le tout selon des flux aussi élégants que possible

Ce que piège génialement Heimrad Bäcker dans transcription, ce sont les possibilités dont les tenants d’un discours se dotent, souvent à leur corps défendant, pour non seulement exprimer l’inexprimable mais aussi le faire advenir. Versant alors dans l’inconscient, laissée à l’objectivité crue du documentaire et elle seule, la parole créée sur le lit de l’horreur peut ainsi proliférer à neuf. En exhumant du document ses appuis langagiers (abréviations, répétitions, détournements lexicaux, élisions, etc.) et en confrontant subtilement ceux-ci l’un avec l’autre, dans toutes leur diversité et leur inventivité, l’auteur fait bien – et ô combien – oeuvre de poète.

sous élévation des nuages on annonçait le nombre de cadavres déterrés et sous quantité de pluie le nombre de forçats utilisés et tués

Nos langues sont sièges de la folie comme de la beauté. En rappelant qu’il n’est pas de langage qui puisse se départir de l’une sans faire le sacrifice de l’autre mais qu’il convient bien d’en distinguer les oripeaux propres, Heimrad Bäcker nous démontre que la poésie ne se cantonne pas à un quant-à-soi éthéré et stérile. Elle a, in fine, tellement en commun avec la barbarie qu’elle peut en devenir sa grille de lecture essentielle. En cela seul, ce chef-d’oeuvre qu’est transcription s’avère-t-il indispensable!

heimrad bäcker, transcription, 2017, Héros-Limite, trad. Eva Antonnikov

On a essayé, avec l’excellent Alain Cabaux, de capter quelque chose de cet exceptionnelle transcription et de le donner à écouter sur Radio Campus. C’était sur 92.1 ou en podcast sur Radio Campus.

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« La Ravine » de Sergueï Essénine. https://www.librairie-ptyx.be/la-ravine-de-serguei-essenine-2/ https://www.librairie-ptyx.be/la-ravine-de-serguei-essenine-2/#respond Mon, 22 May 2017 08:56:31 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6881

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Nous avions déjà, brièvement, touché un mot de La Ravine, lors de notre découverte, il y a 5 ans, de ce texte paru en français chez Harpo &. Si, pour la première fois, nous écrivons une deuxième chronique sur le même livre, c’est d’une part car sa réédition – moins cher et chez un éditeur plus largement diffusé et distribué – va enfin permettre à un public plus large d’en faire la connaissance, mais aussi car peu de textes nous paraissent à ce point en valoir la peine.

Le ciel embué affichait une couleur de merisier et la lune exsangue, brisée par la crête du coteau, s’amputait d’une moitié plongée vers le néant.

Ecrit à 18 ans par un poète suicidé à trente, La Ravine conte l’histoire de Kostia, jeune homme de 26 ans qui quitte son village natal pour se rendre à celui de La Ravine où l’attend une histoire d’amour, d’amitié, de nature et de labeur. Une histoire dont chaque soubresauts, aussi douloureux soit-il, est marqué du sceau de l’acceptation par son héros. Mais d’une acceptation étrange – et dont on sait jamais bien à quoi tient précisément cette étrangeté – mâtinée d’un sentiment d’intense liberté. Comme si le destin pouvait être à la fois plénipotentiaire et non subi. Comme si peut-être l’exercice d’une liberté tenait bien plus aux formes selon lesquelles on accepte ce qui la limite qu’aux tentatives, vécues comme illusoires, de gommer ces limites.

Chaque phrase de La Ravine est un écrin ou un gouffre. Dont l’ensemble, à la fois solide comme le roc et fragile comme la plume, forme comme un mystère. Y scintille une magie qui le rend tentative sans suite possible. Comme il n’y a qu’une Saison en Enfer, qu’un Ulysse, qu’une Divine Comédie, il n’y a qu’une Ravine. Bref, La Ravine est ce qu’il est convenu d’appeler un Chef-d’oeuvre…

Allez-y errer, vous n’en sortirez pas indemne!

A qui craint de quitter cette terre, il est dit : Tu peux emporter la Ravine entière avec toi. N’aie pas peur d’oublier quelque chose, rien du cœur ne se perd.

Sergueï Essénine, La Ravine, 2017, Héros-Limite, Trad. Jacques Imbert.

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« Le suppléant » de Fabrizio Puccinelli. https://www.librairie-ptyx.be/le-suppleant-de-fabrizio-puccinelli/ https://www.librairie-ptyx.be/le-suppleant-de-fabrizio-puccinelli/#respond Fri, 30 Sep 2016 06:32:04 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6235

Lire la suite]]> Le suppléant.L’école est une petite maison séparée du village, section du collège d’Etat de Pietrapana. Les garçons restent emmitouflés dans leur manteau à cause du chauffage qui laisse à désirer. Il y a juste un petit poêle à bois. De temps à autre, lorsque le vent tourne, la pièce s’emplit de fumée. Les enfants viennent de maisons et de villages éparpillés sur une bonne partie de la montagne et ceux des premiers degrés en particulier sont souvent intimidés. Parfois ils s’amusent à décorer la classe de dessins et de cartes de géographie, mais le plus souvent ils la sentent étrangère comme tout ce que j’enseigne, menaçante et ennemie; et ils se rembrunissent, enveloppés dans leur écharpe. Ils haussent leurs épaules de temps à autre, comme des oiseaux perchés sur un fil quand il pleut.

Fabrizio Puccinelli, écrivain italien méconnu à l’existence fragile, fut pendant quelques années enseignant intérimaire. C’est fort de cette expérience qu’il fit publier en 1972 ce bref texte qui attira mieux l’attention sur son travail.

En quête d’histoires, plein de demandes à propos de moi-même, je me suis arrêté ici et là dans les villages, j’ai regardé autour de moi, comme cerné de nuit, en soulevant, vers les visages rencontrés, une lampe.

Discrète, toute en retenue, son écriture parait avoir été créée pour donner corps à ces qualificatifs. D’une plume qui documente son expérience d’enseignant, en en évoquant le quotidien rythmé par les saisons et les changements d’affectation, il semble moins rendre moins compte de ce qui s’y déroule que de ses manques. Comme si dire ce qui est présent permettait d’évoquer mieux l’absent.

comment furent tracées pour la première fois les limites de ce monde et découverts le rythme et la trame des histoires? Qu’en est-il du conteur et quelle est la disposition qui est à son origine?

En de discrètes métaphores, avec un sens éprouvé du rythme, alternant subtilement le factuel et le bucolique, l’intime et l’universel, tout en pudeur tendre et en quiète clairvoyance, il s’affirme en maître de l’évocation. Et nous, lecteurs, nous y découvrons, lovés dans la solitude de sa lecture – une lecture dont il parle si bien -, comme une voix enfin donnée au silence.

Et, dans l’entrelacs de plaisir et de terreur qui emplit la maison que nous habitons, éclipsant les portes du pouvoir et de la ruine, à tous peut-être nous est-il arrivé une fois de sortir, comme un enfant qui, la nuit, descend les escaliers dans le noir, attentif à ne pas se cogner aux meubles, sans bien savoir où il va, mais avec l’intention de ne jamais revenir.

C’est aux antipodes de l’effet facile. C’est un tout atteint avec du presque rien. C’est fragile. C’est beau. C’est indispensable.

Fabrizio Puccinelli, Le supléant, 2016, Héros-Limite, trad. Marc Logoz.

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« Lexique du verbe quotidien » de Bernard Charbonneau. https://www.librairie-ptyx.be/lexique-du-verbe-quotidien-de-bernard-charbonneau/ https://www.librairie-ptyx.be/lexique-du-verbe-quotidien-de-bernard-charbonneau/#respond Tue, 05 Jul 2016 07:45:50 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6099

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Ainsi [les enseignants] seront entièrement absorbés dans le seul travail sérieux : dans l’examen des fruits d’un enseignement inexistant.

Écrites entre 1954 et 1968 pour le journal protestant suisse Réforme, ces chroniques rassemblées ici s’intègrent remarquablement dans la préoccupation d’une époque. Difficile en effet de ne pas y lire les liens ténus qui les apparentent, tant par leurs sujets que par leurs angles d’approche, aux travaux, à la même période, de Roland Barthes ou Marshall McLuhan. Détricotage des mythes bourgeois, intérêt pour le langage, nécessité de penser une technique sous peine de se laisser déborder par elle,… toutes préoccupations qui hantent l’entrée dans l’ère nucléaire de la possibilité de l’annihilation de l’homme par l’homme.

L’actualité n’est rien d’autre qu’elle-même.

Lexique du verbe quotidien est d’abord un redoutable et subtil décodage du lexique totalitaire, dont la durable et profonde emprise sur tous réside moins dans le pouvoir de mots d’ordre directement identifiables comme tels que dans celui que font peser d’autres, banals, mais qui en viennent à désigner, l’air de rien, l’exact contraire de ce dont on continue à les investir. Ainsi du mot « vacance » qu’on associe très rapidement à un autre : « liberté ». Alors que, précisément, il (le mot « vacance ») marque la dépossession de l’humain, par le cloisonnement devenu presque automatique de son temps, de pouvoir goutter la liberté à plein temps. Et qu’est ce qu’une liberté sous contrainte, sinon son contraire…

Car, dans notre monde, le temps des vacances est avant tout le parc national où nous enfermons cet animal dangereux dont l’homme n’arrive pas à se débarrasser : la liberté.

Dans un monde sans Dieu, mais surtout sans rien pour le remplacer, Bernard Charbonneau nous rappelle, avec une ironie douce mais sacrilège, à nos devoirs de vigilance. En décodant ce langage bourgeois, tout de dissimulation, enjôlant, flattant nos désirs inavoués de vies quiètes en les ensevelissant sous la tautologie et le lieu commun, il fait encore oeuvre de clairvoyance.

Le vrai bourgeois n’est pas l’homme de la possession mais du trafic. Il n’aime pas les choses pour elles-mêmes, même pas l’argent ; il ne s’attache qu’à leur valeur.

Sa lecture aujourd’hui, 50 ans après, tient à la fois de celle d’un oracle passé dont on peut vérifier les effets, et de celle d’un monde toujours à venir. Les temps changent, certes, la faiblesse de l’homme demeure. C’est cette pérennité qui la rend urgente.

Bernard Charbonneau, Lexique du verbe quotidien, 2016, Héros-limite.

Les sons ci-dessus sont issus de l’émission matinale de Radio Campus, avec Alain Cabaux, où nous officierons dès la rentrée, un vendredi par mois, en son indispensable compagnie.

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« Drôles de Valentines » de Nathalie Koble. https://www.librairie-ptyx.be/droles-de-valentines-de-nathalie-koble/ https://www.librairie-ptyx.be/droles-de-valentines-de-nathalie-koble/#comments Sat, 13 Feb 2016 10:17:14 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5859

Lire la suite]]> drole-valentinesOn ne compte pas vers le 14 février les vitrines se colorant de rouge, de cœurs, d’angelots bandant des arcs et autres représentations censées figurer l’Amour. A celles-ci sont bien souvent accolés des maximes, des proverbes, des « poèmes », censés, quant à eux, leur donner un langage propre. Force est d’en constater, nonobstant les vélléités mercantiles qu’il porte balourdement, la mielleuse facilité et, in fine, l’innocuité.  Habillant l’amour de piètres formules empruntées à Carême, Eluard ou Neruda, le « poète » du 14 février, en vient à massacrer ce qu’il désirait parer d’atours. Aimer dans ces mots là semble aimer fort peu.

La tradition de la Saint-Valentin est très ancienne. Ancrée dans les pratiques courtoises françaises et anglaises, c’est principalement sous le règne de Richard II, dans la toute fin du 14ème siècle, que va se forger une véritable mode poétique. Avec Chaucer, John Gower, mais surtout Oton de Grandson avec son Songe de la Saint-Valentin, l’amour, son érotisme, ses tours et détours langagiers, entrent dans la chronologie du calendrier à la date du 14 février.

Dans une introduction passionnante, Nathalie Koble nous éclaire sur les origines de la Saint-Valentin, mais aussi sur la richesse des modes d’expression qu’elle ne cesse d’initier. Car l’inventivité de la « mise en langue » de l’amour ne s’achève pas avec ce qui la fonde. S’il est bon de relire Charles d’Orléans ou Jean d’Estouteville pour goûter le miel originel des « Valentines », il est peut-être plus important encore de rappeler que depuis lors, les poètes (sans guillemets cette fois) n’ont eu de cesse d’enrichir l’expression du sentiment maître de tous les autres. Ainsi trouve-t’on ensuite de l’introduction, mêlés à ceux des précités ou de Christine de Pizan, des poèmes dédiés à Valentin de Creeley, Zukofsky, Stein, Dickinson, Bernstein, etc… Et cela en bilingue vieux-français/français ou anglais/français!

Lumière dans l’œil, je t’ai vu ma

lumière parmi toutes

qui réchauffait le ciel dans une tasse,

ma tasse de lumière, moi

j’étais une pause sur le bord

où la lumière débordait

de la tasse qu’elle occupait. Et toi

tu étais l’œil qui voyait le tout,

et tu étais le tout

qu’il voyait. 

(Cole Swensen – Tienne)

Rien qu’en cela, cette anthologie permet de faire découvrir à qui « n’y connaîtrait rien », qu’au travers de thèmes ancestraux, la poésie se découvre sans cesse de nouveaux moyens pour dire l’essentiel, et donc le transfigurer.

S’il est bien utile de retourner à ce qui fonde la tradition de la Saint-Valentin, ce n’est pas pour faire montre d’érudition ou par simple aspiration réactionnaire, mais bien pour désamorcer ce qui, à l’oeuvre dans le tout-au-commerce d’un événement, en vient à sacrifier la beauté du sentiment sur lequel on prétendait l’ériger. Et rappeler que depuis très longtemps, aimer, c’est le dire, et crypter son désir en lui trouvant une formule adéquate.

Nathalie Koble, Drôles de Valentines, 2016, Héros-Limite.

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Prix ptyx 2015. https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2015/ https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2015/#respond Sun, 13 Dec 2015 09:50:32 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5731

Lire la suite]]> sauter à la cordeEn ce jour d’élection régionale française, telle la France rassemblée au chevet de ses valeurs, le jury ptyx s’est réuni en vue d’attribuer son prix annuel. Pour nous aussi, la tradition n’est pas un vain mot! Seul prix objectif remis par un seul sujet, ne donnant droit à rien, garanti sans bandeau et assumant pleinement le ridicule de sa fonction, le prix ptyx 2015 eût pu ceindre nombre de titres lus cette année. Mais, voilà, si, justement, le prix ptyx se distingue de tous les autres prix, il n’en est pas moins un prix et son jury se devait dès lors de sacrifier à ce qui fonde tout prix : distinguer. Raison pour laquelle, parmi l’immense masse de livres lus cette année, nous avons choisi, après un processus rigoureux et en totale conformité avec nos statuts, et en écartant (cela va de soi) les livres dont nous sommes également l’éditeur, nous avons choisi donc d’attribuer l’inutile sésame aux trois livres suivants (ben oui, trois…) :

 

« La Chambre peinte » de Inger Christensen.

 

Mantegna

Face à toute cette misère j’ai depuis toujours pensé qu’il était trop tard pour prendre la parole, au moment où Dieu et n’importe qui ne font (déjà) que parler et parler encore tandis que personne n’écoute.

Entre 1465 et 1474, Andrea Mantegna peignit à fresque la chambre des époux. Commandité par Ludovico III de Gonzague, seigneur de Mantoue, ce travail énorme devait symboliser la puissance de sa famille au sein même du Castello di San Giorgio, forteresse où la famille élit domicile après le concile de Mantoue. Représentant la famille en cour ou lors d’une rencontre sur fond d’une Rome idéalisée, ce joyau des arts est l’occasion, pour Inger Christensen, d’y ancrer un récit dont la plurivocité des voix en permet une « analyse » renouvelée tout en l’ouvrant vers un ailleurs subtil. L’occasion, aussi, d’en démontrer l’intemporalité.

et il va jusqu’au bout de la logique, là où la construction de cette logique s’effondre et s’émiette en illusions.

Le récit de Inger Christensen est construit en triptyque. Le premier narrateur est Marsilio Andreasi, secrétaire du marquis Ludovico et confident de Mantegna. Présenté comme amoureux de Nicolosia, qui épousa le peintre, son témoignage nous est ramené sous forme d’un journal s’étendant de l’an 1454 à 1506. Dans la deuxième partie, c’est Maria (ou Farfalla) qui est la narratrice. « Réceptrice des tous les secrets », elle nous conte l’histoire des liens qui tissent l’histoire complexe de la famille Gonzague, principalement autour du personnage de Nana, la fille naine de Ludovico. Enfin, dans la troisième partie, voix est donnée à Bernardino, le fils de dix ans de Andrea Mantegna. Trois narrateurs différents. Trois représentations – à des degrés divers – dans la fresque de la chambre des époux. Trois registres de discours différents (un journal donc un narrateur sans cesse en devenir, une femme contant des faits tous advenus donc une narratrice « omnisciente », un enfant de dix ans (mort à onze) contant à chaud un souvenir onirique de vacance). Trois portraits. Trois biais.

Si l’Etat peut être une oeuvre d’art […] l’oeuvre d’art peut être un Etat.

La chambre peinte déploie les questions de l’oeuvre de Mantegna en interrogeant les regards de ceux qui, peints a fresca, nous regardent par delà les temps et leurs apparences figées. Jamais analyse de l’oeuvre de Mantegna au sens strict, celle de Christensen y prend appui pour en enrichir les secrets plus que pour les dévoiler. Et parvient ainsi – miracle du procédé – à en dire mieux et plus que beaucoup d’études académiques. En articulant, mais renouvelés, les principes de la fresque mantouaise dans le corps du récit, sa logique, son symbolisme, Inger Christensen nous convie à un jeu. Jeu dont l’émotion, mieux que d’en n’être pas expurgée, en est un des principe. Et qui fait de cette Chambre peinte une essentielle et bouleversante chambre des mystères.

l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur.

Inger Christensen, La chambre peinte, un récit de Mantoue, 2015, Le Bruit du Temps, trad. Karl & Janine Poulsen.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’excellent Laurent De Sutter et la parfaite Mathilde Maillard.

 

« L’infinie comedie » de David Foster Wallace

 


Infinie comedieIl pensa très généralement aux désirs et aux idées que l’on contemple sans les mettre en pratique, il pensa aux pulsions qui, privées d’expression, sèchent et se dissipent sèches, songea que d’une certaine manière cela avait un rapport avec lui, avec les circonstances et avec ce qui, si cette éreintante ultime orgie à laquelle il se préparait ne résolvait pas le problème, devait être sûrement appelé son problème, mais il n’eut pas le temps de concevoir en quoi l’image de pulsions desséchées se dissipant par dessiccation se rapportait à lui ou à l’insecte, qui était rerentré dans le trou du support anguleux, parce que, à ce moment précis, son téléphone et le buzzer de l’interphone retentirent simultanément, si sonores, si cruels, si abrupts qu’ils percèrent un petit trou dans le grand ballon de silence coloré à l’intérieur duquel il attendait assis, et il alla d’abord vers la console téléphonique, puis vers le bouton de l’interphone, puis tenta plus ou moins d’aller vers les deux à la fois, si bien qu’il demeura planté, jambes écartées bras en croix comme si quelque chose avait été jeté, écrabouillé et enseveli entre les deux sonorités, la tête vide de toute pensée.

Debord pensait la société du spectacle advenue, déjà parfaitement réalisée. Oui, mais voilà, Debord n’avait pas lu Infinite Jest! Non seulement le chef d’oeuvre de Wallace n’avait pas encore été traduit (traduction qu’il a fallu attendre 17 longues années), mais pas même encore composé avant la mort du situationniste en 1994. Il avait donc deux solides excuses. S’il avait pu le lire, gageons qu’il eût revu son constat.

Comment faire pour ne pas être 130 personnes profondément seules qui vivent en promiscuité.

Dans ce roman fleuve de 1486 pages (écrit tout petit), nous suivons – entre tant d’autres – les destins de trois personnages principaux. Marathe est un A.F.R. (Assassin en Fauteuil Roulant), traître à sa nation, et engagé dans la quête d’une arme absolue ; Hal Incandenza est un jeune tennisman surdoué, fils d’un célèbre cinéaste, qui suit un enseignement spécialisé dans une école de tennis de Boston ; Don Gately est un ancien drogué au Démérol engagé comme employé-résident dans un centre de désintoxication. Le Mexique, le Canada et les U.S.A ont depuis longtemps fusionné au sein d’un ensemble dénommé O.N.A.N (sisi). Le Québec fait seul figure de sécessionniste. Un enjeu géostratégique majeur est l’appropriation de terrains destinés à accueillir les déchets de la super-nation. Tout le monde, à des degrés divers, est sous assuétude. Le culte de l’excellence et la sur-consommation sont devenus des normes incontestées. Le temps est sponsorisé (ainsi suivons nous ces personnages principalement lors de « l’année des sous-vêtements pour adultes incontinents Depend »). La télévision a été remplacée par le téléputeur, omniprésent moyen technique qui permet à chacun de regarder un choix infini de cartouches de divertissement. C’est dans ce contexte qu’est découverte une mystérieuse cartouche, réalisée par James Incandenza, le père de Hal, dont les effets (ceux de la cartouche) sont de plonger qui la regarde dans un état de dépendance absolu. Une fois visionnée, le seul objectif du spectateur se limiterait à la regarder encore, et encore, et encore. En niant tout le reste, jusqu’à ses propres besoins corporels. L’arme absolue…

C’est vous qui acceptez de vous laisser agréablement divertir. C’est bien un choix, non? Le droit sacré du spectateur, un choix libre, non? Oui?

Dans ce monde médicamenté, d’où tout transcendant est supprimé jusqu’à n’en avoir plus même laissé le pâle souvenir, c’est le choix seul qui, à force d’en être rabâché comme un de ses éléments essentiels, a pris la place de la liberté. Si être libre c’est avoir le choix et ne plus qu’avoir le choix, la liberté se réduit rapidement à choisir son assuétude. Jusqu’à ne plus pouvoir sen dépêtrer. Jusqu’à rechercher, en toute liberté, celle qui nous libérera – suprême et terrifiant paradoxe –  d’avoir à choisir.

Votre choix se résume à ceci : le plaisir de ne pas choisir.

L’horreur sans nom du monde peint par D.F.Wallace ne tient pas à son étrangeté. Mais bien au rapport intime qu’il entretient avec le nôtre. Certes univers baroque dont l’exagération est érigée en paradigme – où les gens se suicident au micro-ondes ou au broyeur à ordures, où on ne se parle plus mais « interface », où brimer les enfants dès leur plus jeune âge est une technique éducative reconnue – ce monde nous paraît être le nôtre parfaitement réalisé, sa prolongation la plus démesurée, mais aussi sa plus naturelle.

Mais par delà cette redoutable – et peut-être propitiatoire – analyse d’un monde sans repère, c’est surtout à une extraordinaire et subtile comédie humaine que nous convie l’auteur culte. Entre rires de terreur émue et larmes d’ironie, cette infinie comédie n’est rien d’autre qu’une des expressions les plus troublantes de la solitude qui nous définit tous. L’insoutenable de la condition humaine et ses risibles – car vains, toujours vains – efforts pour s’en extirper ou s’en contenter.

Aucun instant n’est insupportable, pris séparément […]. Ce qui est insoutenable, c’est l’idée de tous ces instants mis bout à bout, tous ces scintillements qui s’étendent devant lui à la file.

L’infinie comédie est bien aussi ce jet continu, cette glose sans fin par laquelle un être humain entretient désespérément un fragile et illusoire contact avec un autre être humain. Un personnage avec un autre. Un auteur avec un lecteur.

Pour résumer ce dont nous parlons ici, c’est de solitude.

Vous êtes seul. Vous allez mourir. Voilà deux raisons suffisantes pour lire cet éreintant chef d’oeuvre…

David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, 2015, L’Olivier, trad. Francis Kerline.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par The BD specialist Pierre de Jaeger et le remuant dramaturge Olivier Hespel.

 

« Jusqu’au cerveau personnel » & « [Nouure] » de Philippe Grand.

nouure_couvMon idéal-lecteur aime le sens et qu’on lui en complique l’accès.  Il me ressemble : déteste qu’on le pense sans dents, bon qu’à téter.

On ne compte plus les œuvres n’ayant comme propos et finalité qu’elles mêmes. Parfois, n’ayant d’autre raison d’existence que celle de venir confirmer celle de qui l’a écrit, le nom encré sur la couverture semble se borner à ancrer l’ « auteur » dans le « réel » (à force de dire « je », ce « je » finira bien par advenir!). Parfois, le retour sur les modalités de son existence parait, comme sur commande, n’être qu’un effet de mode, comme garantissant le sérieux de l’ « auteur » (quel meilleur gage de sérieux donner dans un domaine que de faire montre de s’intéresser aux modalités de production essentielles de ce domaine). Soit onanisme scripturaire, soit entre soi pédant, l’ « œuvre égocentrique » échappe en fait bien difficilement aux affres de l’égo de qui l’écrit.

un écrit tout à dire d’où il vient et comment il avance.

Ici, le livre tout entier centré sur lui-même, l’est vraiment sur lui-même. Et non sur l’auteur. Il n’a d’autre projet que lui-même.  Il n’est que sa propre fin, dont les moyens sont détaillés jusque dans leurs rouages les plus fins.

notes comme libérées de la musique

Libéré de ses contraintes (narration, rapport au réel, genre, espace de la page, etc…), accointant avec le Rien, le livre est ici une écriture de l’écriture. Mais qui ne profite pas de l’abandon des contraintes pour justifier une « facilité ». Ainsi de l’esthétique du fragment, qui souvent sert à dissimuler une impossibilité à construire, et qui, ici, est repensé dans les écarts qu’il peut présenter par rapport au « segment ».  Livre-parties d’un livre plus vaste, auquel ils renvoient pour le creuser mieux, Jusqu’au cerveau personnel et [Nouure] fonctionnent comme des vrilles*.

Est-ce autre chose, l’âme, que ce que montre une phrase déchirée?

Creusant en vrillant dans un corps (du bois, du liège), la vrille ramène à la surface ce qui était enfoui dans la matière, mais l’élargi aussi et la fait déborder sur ce qui l’entoure.  Ainsi fonctionne l’écriture de Philippe Grand qui, centrée jusqu’à l’obsession sur elle-même, creusant toujours plus avant, la précisant toujours mieux car différemment, en vient à éclairer bien plus large que son si étriqué sujet.

Un corps que la vie a quitté occupe moins de place qu’il n’en aurait occupé au terme de son développement dans des conditions normales : du temps a manqué à ce corps, mais en aucun cas, on ne regarde l’espace autour de l’enfant mort comme l’absence de corps.

Regarder le blanc d’une page comme une absence d’encre (ce blanc dont l’insupportable ne semble pouvoir être vaincu par l’auteur qu’une fois vérifiée sa capacité à le noircir), envisager le livre comme chapitre d’un livre dont il n’est que partie, penser le temps de l’édition d’un livre en rompant avec celui de son écriture, si tout cela, certes, renvoie directement à la question de l’écriture, il n’en éclaire pas moins des pans autres. Concentrant son faisceau (concentrer, c’est-à-dire focaliser, mais aussi aller à la moelle, à l’essence de la matière) sur son sujet, il le creuse, le précise toujours mieux. Mais, bien loin de ne renvoyer toujours plus qu’à elle-même, à se « spécialiser », l’écriture bien menée sur l’écriture va titiller, dans ses tréfonds, ce qui s’y loge d’universel.

Je n’écris pas mais sculpte.

Aventure poétique – et donc (n’en déplaise à ceux qui ne lisent Platon que via des formules) philosophique! – hors-norme, la tentative de Philippe Grand est assurément l’une des plus vertigineuses, inventives, et originales qu’il nous ait été donné de lire!

Ce qui éclot à bout de plénitude, la cible de toute sève, cette

couleur soutenue par un faisceau d’accomplissements, c’est Rien,

l’accord des choses à elles-mêmes, que je recueille pour éclairer

mes murs et résonner à leur hauteur.

Jusqu'au cerveau personnel

Philippe Grand, Jusqu’au cerveau personnel, 2015, Héros-Limite.

Philippe Grand, [Nouure], 2015, Eric Pesty.

Les sons ci-dessus sont tirés de « Temps de Pause » sur Musique 3, émission orchestrée de main de maîtres par Fabrice Kada et Anne Mattheeuws.

*Et ces vrilles, pour gagner en vertige, sont ici éditées simultanément et sous (presque) les mêmes atours.

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« Thomas Munzer ou la guerre des paysans » de Maurice Pianzola. https://www.librairie-ptyx.be/thomas-munzer-ou-la-guerre-des-paysans-de-maurice-pianzola/ https://www.librairie-ptyx.be/thomas-munzer-ou-la-guerre-des-paysans-de-maurice-pianzola/#respond Sat, 21 Nov 2015 08:26:26 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5462

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Thoams MunzerLa contestation luthérienne de 1517 a fait passer à l’arrière plan bien d’autres oppositions aux pouvoirs en place de l’époque. Non que les révoltes paysannes allemandes (ou les jacqueries françaises) aient versé dans l’inconnu, mais elles sont bien souvent perçues comme un épiphénomène n’ayant que peu à voir avec la Réforme. Evénement majeur de ce début de seizième siècle en Europe, la Réforme semble relèguer tout au second plan. Luther en parait alors d’autant plus auréolé de son rôle d’opposant qu’il parait esseulé. Et c’est justement à la lumière de ce qui séparera Luther et Munzer, le plus célèbre des meneurs de cette révolte, qu’apparaissent les contradictions et les atermoiements du placardeur de Wittemberg.

Né vers 1490 à Stolberg de parents pauvres, Thomas Munzer se montrera rapidement élève assidu. Théologien précis, il sera d’abord, en tant que prêtre auxiliaire, proche des idées de Luther avant de s’en éloigner. Prédicateur à Zwickau, puis à Alstedt, Mulhaussen ou Nuremberg, dont il fut à chaque fois chassé par les pouvoirs en place, il put compter sur le soutien des paysans et laissés pour compte dont il fut le héraut. Retour à une religion sans médiation forcée, choix libre des prêtres par les populations, communautarisation des terres, diminution des taxes grevant les plus faibles, choix collégial des préposés à la justice, les revendications dont Thomas Munzer se faisait le porte-parole inspiré ne pouvaient que trouver des échos favorables dans des campagnes paupérisées et des villes étranglées par les abus de seigneurs toujours plus avides.

Les seigneurs se chargent eux-mêmes de faire des pauvres leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même? Si l’on me dit à cause de cela que je suis un rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle!

Si les revendications du bouillant prédicateur ne s’éloignaient finalement pas tellement de celles de Luther et trouvaient ses causes dans les mêmes indignations morales, elles prenaient une teinte à la fois plus exaltée – d’aucuns diront plus sincère – et surtout plus radicale. Si en effet, les accents moraux et revendicatifs qui se dégagent entre autre de leur correspondance par médias interposés prennent des teintes proches, ce sont in fine les appels à la violence et à la révolte armée que ne pourra tolérer le père de la Réforme. Car, s’appuyant sur ce constat que ne sont pas à craindre les hommes mais Dieu seul, Thomas Munzer en appelle à ne céder sur rien, quelles qu’en soient les conséquences. La révolte sera aussi brève que violente, aussi spectaculaire que meurtrière.

Même si le récit haletant et abondamment documenté de Maurice Pianzola se teinte de ses propres aspirations révolutionnaires et qu’il se révèle par endroits plus vigoureux que rigoureux, la peinture du contexte historique, le recadrage de la réalité luthérienne permettent de mieux saisir la réalité d’un temps qui, entre volontés internationalistes et nouvelles technologies (oui, un jour, l’imprimerie fut une nouvelle technologie), entre penchants théologiques et aspirations au partage, entre indignations stériles et radicalismes échevelés, résonne familièrement avec le notre.

Maurice Pianzola, Thomas Munzer ou la guerre des paysans, 2015, Héros-Limite.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’excellent Laurent De Sutter et la parfaite Mathilde Maillard.

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