Ypsilon – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Mon Emily Dickinson » de Susan Howe. https://www.librairie-ptyx.be/mon-emily-dickinson-de-susan-howe/ https://www.librairie-ptyx.be/mon-emily-dickinson-de-susan-howe/#respond Tue, 06 Jun 2017 07:50:03 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6866

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Ma Vie passa – Fusil chargé –

Tout art s’érige sur ses avant-gardes. De concrétions en concrétions, d’un ajout de limon à un autre, il évolue, change, « prospère », mute. Devient alors, pendant un temps du moins, presque indiscernable cela dont la mutation provint et la rendit possible. Mais, toujours (et, oui, nous avons conscience de la dose d’optimisme que revêt ce « toujours »), quand bien même l’amas des greffes n’en laisse pour ainsi dire plus rien paraître, demeure, brute et irréductiblement neuve, l’originale gemme autour de laquelle se cristallisa et grandit un art. Ne suffit jamais qu’une conjonction des volontés (qui toujours séparément existent) pour l’en extraire de sa gangue et la révéler enfin au grand jour. Et quand ce jour vient…

Mon avec M majuscule au chevet du Maître.

Mon Emily Dickinson se présente au premier abord comme un essai sur l’oeuvre de l’immense poète américaine. Documenté jusqu’au vertige, brassant large mais juste dans nombre de disciplines et de textes, et à chaque fois avec un à-propos saisissant, cet « essai » se révèle incontournable pour tout qui veut mieux approcher l’oeuvre essentielle (et encore trop méconnue) d’Emily Dickinson. Puisant dans les exercices de l’exégèse classique (et notamment une abyssale lecture du « neuvième poème du fascicule 24 ») mais aussi dans de surprenantes apartés, Susan Howe éclaire d’une lumière neuve la poésie de la native d’Amherst. Ainsi sont certes convoqués les textes de Shakespeare, de Keats, de Browning, de Donne, de Dickens, etc. dans le champ de l’influence littéraire, ainsi que ceux de Cixous, d’Olson, de Freud, de Peirce, du côté de son analyse, mais aussi ceux, bien plus surprenants, de prédicateurs puritains, de mystiques de la nouvelle-Angleterre ou de récits de captivité de femmes blanches enlevées par les indiens. Et c’est cet entrecroisement lui-même qui, comme nous en avertit d’ailleurs le quatrième de cette première édition française, modifia profondément et durablement la réception de la poésie d’Emily Dickinson outre-atlantique. En cela déjà, il se révèle donc fondamental. Mais ce livre est très loin d’être juste – et quand bien même l’un des meilleurs – un énième-livre-sur-un-grand-écrivain…

Usant d’exagérations, d’abréviations, de distorsions, d’amplifications, de soustractions, d’énigmes, d’interrogations, de récritures, elle tira des textes d’autres textes.

Le texte sur Emily Dickinson et censé en explorer les causes et les aléas – et y atteignant comme jamais – est contaminé par son sujet. Comme la poésie de la recluse d’Amherst s’ente sur les histoires, les littératures, les langues, les mystiques qui la précèdent et les incorporent, les digèrent, s’en influence, s’y change, l’ « essai » qui rend compte de cette contamination se laisse lui aussi, dans sa façon même, gagner par son sujet. A tel point que ce sujet, peu à peu, semble devenir cette contamination même. Comment un langage de la cordialité dissimule-t-il des cordes qui enchaînent? Comment, dans un poème du 19 ème siècle peut se lire toute une généalogie mystique? Comment une littérature ou une histoire peut s’originer dans des séparations de principe entre des « races » ou des sexes? Si Mon Emily Dickinson atteint à ce point des sommets dans l’analyse d’une oeuvre poétique, c’est avant tout car, alignant sa manière sur son objet, Susan Howe révèle les « dessous » d’une oeuvre en érigeant ceux-ci en outils. Mieux même, c’est par leur mise en oeuvre que leur révélation est rendue possible. Mon Emily Dickinson est tout à la fois oeuvre sur la poésie, ars poetica et poésie en acte.

Le poète est un intercesseur qui chasse la forme au-delà de la forme, la vérité au-delà du thème à travers d’immenses forêts de mots enchevêtrés. Qui possède ces bois? La liberté de l’errance poétique signifie la liberté de partir à la chasse.

Si la poésie est cela qui « tire des textes d’autres textes », gageons que ceux de Susan Howe essaimeront en d’autres très longtemps encore…

Susan Howe, Mon Emily Dickinson, 2017, Ypsilon, trad. Antoine Cazé.

Les sons ci-dessus ont été enregistrés par les bons soins d’Alain Cabaux sur les ondes de Radio Campus.

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« Journal de déportation » de Yannis Ritsos. https://www.librairie-ptyx.be/journal-de-deportation-de-yannis-ritsos/ https://www.librairie-ptyx.be/journal-de-deportation-de-yannis-ritsos/#respond Thu, 14 Apr 2016 07:39:32 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5936

Lire la suite]]> Journal de déportationUn si grand silence et personne ne se réveille.

En juillet 1948, dans la foulée du vote de la loi dite « 509 » rendant illégale le Parti Communiste Grec, Yannis Ritsos fut arrêté et emmené sur l’île de Limnos. C’est là qu’il composera les deux premières parties de son Journal de déportation. La troisième partie sera elle écrite à Makronissos, de sinistre mémoire, où les prisonniers furent déportés dès mai 1949, décision ayant été prise de mieux « organiser » et durcir la répression. Ce n’est qu’en juillet 1950 qu’il sera transféré de Makronissos sur l’île d’Aï-Stratis dont il ne sera libéré qu’en 1952.

Pas de quoi faire un poème bien sûr et je jette ça sur le papier comme une pierre inutile sur d’autres pierres qui aideraient peut-être un jour à bâtir une maison.

Son journal est bien entendu un document, un mémoire de l’enfermement. Entre le récit des lettres qui arrivent au compte-goutte, de l’ennui, des petits soucis du quotidien, des variations du climat, il est la trace de ces infimes riens qui font le tout du prisonnier. L’emprisonnement rétrécit le monde, il l’enserre dans ses limites. Et à moins de sombrer dans la folie, chacune des parcelles qui lui est laissée doit être exprimée par le prisonnier le plus profondément possible. De ces riens, le prisonnier doit exprimer la quintessence.

Nous tâchons de fixer notre attention sur une couleur sur une pierre sur la marche d’une fourmi.

Travail de mémoire donc, certes. Et la voix que sa parole donne à ces camarades la légitime déjà à elle seule. Mais ce journal est aussi la marque, par le travail du poète, de ce que dernier peut apporter qu’aucun autre ne peut. Par le langage seul, alors que tout autour de lui se dépouille, se mure peu à peu dans le silence et le froid, faire état de ce qui y demeure malgré tout, et le magnifier.

Avec le temps se raréfient les bons mensonges.

En arrachant ces moments du réel des camps (et non en leur construisant un ailleurs éthéré), en en travaillant sans cesse les mêmes accords (les ronces, les barbelés, les chiens, la brume, le froid, les chaussettes trouées…), en toute lucidité, il parvient à dresser des mots qui permettent – à tous – d’y ancrer un espoir et une résistance.

Au-dessus d’eux le ciel s’agrandit

il s’agrandit s’approfondit

il ne s’épuise pas. 

Yannis Ritsos, Journal de déportation, 2016, Ypsilon, trad. Pascal Neveu.

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« Vale Ave » de H.D. https://www.librairie-ptyx.be/vale-ave-de-h-d/ https://www.librairie-ptyx.be/vale-ave-de-h-d/#respond Fri, 04 Mar 2016 08:46:47 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5874

Lire la suite]]> Doolittle_HildaQui voudrait ramener Hilda Doolittle, et en particulier ce recueil, à sa seule articulation féministe se tromperait d’importance. Ou n’y aurait décelé que ses propres obsessions. Si H.D. place bien son recueil sous le patronage de Lilith, première femme d’Adam – mais pas que -, et donc en réfère à une des figures emblématiques du féminisme, elle est cependant très loin d’en jouer avec les simplismes émaillant certains discours orientés et postérieurs à l’écriture du recueil. Lilith serait ainsi devenue une simple rebelle au pouvoir d’Adam. Née, non de sa côte, mais, tout comme lui, de l’argile divin, elle est aujourd’hui moins l’expression d’une égalité de droit que d’une confrontation de deux puissances destinées à s’affronter sans fin. S’affronter et que cela…

non, ni hordes barbares ni dieux ne peuvent l’emporter

sur la loi qui tire l’escargot à travers l’herbe,

qui détourne le faucon de sa course,

qui conduit le lion tant qu’il n’a pas découvert la lionne au fond de la grotte.

Partant de la figure mythique de Lilith, s’attardant sur celle de Elizabeth Raleigh, l’enrichissant de son expérience personnelle, H.D. n’érige pas son poème comme un appareil de combat entre l’homme et la femme, dont il serait possible de peindre des archétype forcément ennemis, mais comme la peinture d’un aller-retour de l’un à l’autre, à la fois sans fin et toujours intimement personnel. Vale, adieu. Ave, bonjour. Et quelque part entre ces deux vocables, entre un début rêvé et un inéluctable au revoir, la relation entre l’homme et la femme. Toujours suspendue entre sa survenue et sa fin, c’est l’acte d’aimer que tente de dire ici H.D.

l’Amour est l’autel où nous brûlons

Très référente, plongeant à grand traits dans une immense érudition, la poésie de H.D. peut sembler au premier abord instituer une distance avec le lecteur, qui, si ce dernier n’y prend garde pourra même paraître irrémédiable. Mais pour peu qu’il fasse montre d’un peu de pugnacité – et qu’il s’appuie sur les utiles postface et préface de cette édition -, il trouvera dans cette sublime extension de notre temps commun une des plus belles expressions de ce qu’est aimer.

H.D., Vale Ave, 2016, Ypsilon, trad. Etienne Dobelesque.

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« Orpheu » dirigé par Fernando Pessoa & Mario de Sa-Carneiro. https://www.librairie-ptyx.be/orpheu-dirige-par-fernando-pessoa-mario-de-sa-carneiro/ https://www.librairie-ptyx.be/orpheu-dirige-par-fernando-pessoa-mario-de-sa-carneiro/#respond Wed, 01 Jul 2015 09:25:37 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5301

Lire la suite]]> Orpheu

La littérature est tissée de mythes.  Non seulement, elle s’érige sur ceux dont elle a fait sa matière (qu’ils soient grecs, slaves ou indiens), mais elle crée les siens propres.  Ainsi en est-il de certains textes qui, inconnus par essence, génèrent un désir résultant précisément – tels les personnages de ces mythes – de leur caractère inatteignable. Pensez à certains textes de Joyce cachés par un neveu pudibond, à Infinite Jest de Wallace, à Zettel’s Traum de Arno Schmidt ou à A de Zukofsky…  Qu’on ne puisse les atteindre pour de sombres questions de droit, pour des raisons liées – comme on dit – aux troubles de l’Histoire, ou pour des raisons de traduction, leur inaccessibilité vient grossir chaque année un peu plus l’intérêt qu’on lui conférait par principe. Et le dévoilement devient alors évènement.

Orpheu est de ces textes!

Fondée en 1915 par Fernado Pessoa et Mario de Sa-Carneiro, elle connaitra deux numéros parus et un troisième à l’état d’épreuves.  Evènement – et scandale – dès la sortie du premier numéro, elle fut considérée rapidement comme un point incontournable de l’Histoire des littératures européennes.  A travers laquelle se cristallisaient toutes les singularités des modernismes.

Ah! pouvoir m’exprimer tout entier comme un moteur s’exprime! / Etre complet comme une machine! / Pouvoir s’avancer dans la vie triomphant comme une automobile dernier cri!

Si, effectivement, cette revue reflète un aspect documentaire et permet d’éclairer une époque et la genèse de ce qui deviendra une des grandes œuvres du vingtième siècle, son intérêt n’est pas que contextuel. Si se lisent dans la suite de ses contributions la trace d’un temps, les prémisses d’un génie poétique et certaines des réalisations déjà les plus achevées des grandes poètes lusitaniens (on pense ici à l’Ode Maritine ou l’Ode Triomphale de Alvaro de Campos), s’y découvre aussi une des envies qui dépassent tout -isme. Ses velléités anti-bourgeoises, ses réparties provocatrices, ses tours parfois grandguignolesques, ses néologismes, ses inventions formelles incessantes sont le témoin d’une inextinguible, universelle et si humaine soif de créer.

Soyons esthètes, vivons de toute éternité du désir qui, lui seul, personnalise l’âme, la rendant, pour notre vie spirituelle, gigantesque!… Il est étrange, ce vœu que je formule, mais, d’aventure, n’est-il pas étrange, le Vertige de l’Existence?…

Fernando Pesso & Mario de Sa-Carneiro (Dir), Orpheu, 2015, Ypsilon, trad. Patrick Quillier.

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« La libellule » de Amelia Rosselli. https://www.librairie-ptyx.be/la-libellule-de-amelia-rosselli/ https://www.librairie-ptyx.be/la-libellule-de-amelia-rosselli/#respond Tue, 17 Jun 2014 06:32:02 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4090

Lire la suite]]> libelluleje ne sais plus guerrer ; donc quelle nouvelle liberté cherches-tu parmi des mots usés.

La Libellule est décrit par nombre de commentateurs comme une œuvre-clé de Amelia Rosselli.  Et celui-ci étant ouvertement une interrogation sur l’art poétique, elle ne le dissimule nullement. Texte butoir autant que pivot, elle le sait arrivée et commencement.  S’articulant autour des reprises de vers de poèmes (de Rimbaud, de Campana, de Montale) qui l’ont amené là où elle s’interroge à ce moment, La Libellule est d’abord un poème qui s’affiche comme provenant de quelque chose (une tradition? une filiation? un simple fil?) mais sans qu’il désire s’y arrêter.

je fleuris les vers d’autres altitudes

Qui donc se sait provenir d’un terreau, savoir ce qu’il lui doit.  Et qui sait aussi que c’est probablement de là qu’elle tire la force d’y échapper.

Et l’esthétique ne feras plus notre joie nous yrons vers les vents, la queue entre les jambes dans une vaste expérimentation

Expérimentation, donc.  C’est vers un ailleurs que doit conduire la poésie.  Mais vers un ailleurs non connu.  C’est y aller qui compte.

Ne sais si je rime par enchantement ou par raison et ne sais si tu le sais que je rime entièrement pour toi.

Entre liberté (le « liber » de la libellule) et guerre (son « bellum »), la poésie d’Amelia Rosselli dont on voyait déjà les sublimes germes dans « Variations de guerre » , se développe ici comme une subtile et indispensable recherche de la liberté.

Amelia Rosselli, La libellule, 2014, Ypsilon, trad. Marie Fabre.

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« Voies sans détour » de Aris Alexandrou. https://www.librairie-ptyx.be/voies-sans-detour-de-aris-alexandrou/ https://www.librairie-ptyx.be/voies-sans-detour-de-aris-alexandrou/#respond Tue, 27 May 2014 08:19:27 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4180

Lire la suite]]> Voies sans détourEt pourtant, je ne me suis pas suicidé

Avez-vous jamais vu un sapin se rendre lui même à la scierie

Notre place est ici en cette forêt

aux branches coupées aux troncs à moitié calcinés

aux racines coincées parmi les pierres.

La vie d’Aris Alexandrou est toute entière vouée à l’indépendance.  Longtemps détenu au cours d’une vie qui ne l’a jamais vu embrasser aucun -isme, il a traversé l’histoire troublée de la Grèce sans jamais se plier aux diktats d’aucun camp.  Emprisonné, il l’était doublement, jusqu’au sein même de la prison, où son refus d’adhérer à tout mouvement le laissait seul.  Double isolement qu’il meubla de sa poésie.

Nous sommes responsables des matériaux de nos défaillances.

nous sommes responsables de notre obstination

à pétrir encore de nos pieds nus

la cendre et le sang.

Cette situation, cet écart où les autres le laissaient aurait pu le confiner à une poésie ressassement d’une défaite ou à une autre éthérée, déconnectée de toute action.  Mais sa liberté radicale, son scepticisme, ne seront jamais dilettantes.  A l’exact inverse, toute tendue vers l’action, son indépendance, dont sa poésie n’est qu’un des pans, est un cheminement dans les choix.  C’est au filtre de sa conscience, de sa connaissance de soi, qu’il épouse non des doctrines, mais des actes.  Radicalement indépendante tout en se reconnaissant héritière d’une tradition, sa poésie est une des plus belles expressions de responsabilité et de liberté.

 que tu le veuilles ou non, il te faut acquérir ton propre espace.

Aris Alexandrou, Voies sans détour, 2014, Ypsilon, trad. Pascal Neveu.

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« Alphabet » de Inger Christensen. https://www.librairie-ptyx.be/alphabet-de-inger-christensen/ https://www.librairie-ptyx.be/alphabet-de-inger-christensen/#respond Tue, 18 Feb 2014 09:12:28 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=3781

Lire la suite]]> alphabet

le premier néant décisif n’aura plus le droit d’écrire des poèmes comme le vent sait les écrire dans l’air ou dans l’eau

« Alphabet  » est un recueil long composé selon un double modèle formel bien précis.  D’une part, l’alphabet, comme son nom l’indique.  D’autre part, la suite de Fibonacci.  Bon l’alphabet, ça paraît simple.  La suite de Fibonacci (du nom d’un mathématicien pisan du 13ème siècle), quant à elle, est une suite d’entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent, dont le modèle est 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc… et dont la division d’un des termes par celui qui précède approche peu à peu du nombre d’or.  Pour être clair, le premier poème du recueil commencera par la lettre « a » et comportera un seul vers, le second par la lettre « b » et sera fait de deux vers, le troisième par « c » et comportera 3 vers, et ainsi de suite.

j’écris comme écrit le cœur qui bat le cri du sang et des cellules, des visions et des larmes et celui de la langue

On s’en doute un peu, cette double structure n’est pas gratuite.  Elle n’est pas là par souci de rigueur.  Le cadre qu’elle offre n’est pas que contrainte visant, par la restriction qu’elle opère, à explorer mieux le champ qu’elle quitte.  Cette double structure est elle-même un enjeu.  Ainsi, le recueil ne poursuit pas sa logique jusqu’à z mais s’arrête à n, et la suite s’interrompt de même avec un poème de 377 vers.  Ce qui nous est montré là est la faillite du rapport entre une suite finie (l’alphabet) et une autre infinie (la suite de Fibonacci).  Mais également celle de toute logique face à la poésie.  Ces effacements des structures mathématiques et alphabétiques sont là aussi pour dire que des méthodes supposées « calquer » la réalité pour mieux l’appréhender sont insuffisantes.  Et cette place, c’est à la poésie de l’investir.

et les jardins existent, l’horticulture, les fleurs

du sureau pâles et immobiles comme un hymne

effervescent ; et la demi-lune existe, la demi-soie,

toute cette brume héliocentrique qui a rêvé

ces cerveaux dévoués, leur chance ; et la peau

Inger Christensen fait d’abord rythmer des vers incantatoires où peut se déployer tout l’espoir performatif du langage.  Ce qui existe n’existe que par le dire.  Ainsi de mots qui existent encore, que l’on utilise, que l’on dit, mais dont la réalité dont ils semblent provenir a disparu ou revêtu d’autres atours langagiers.  Ainsi du mot arabe « al-barqouq » qui a donné « abricotier » en danois et signifie maintenant prune dans sa langue originaire.  Et qu’est ce qui existe en nous quand nous disons « mésembryanthème » du mollusque ou de la plante que le mot désigne?  En naviguant dans ces eaux d’un langage où dire ne se limite plus à représenter, Inger Christensen, si elle fait œuvre d’hermétisme, nous démontre que cet hermétisme est enfantin.

cette dernière écriture hermétique que seuls d’ailleurs les enfants écrivent.

Peu à peu, dans le corps du texte, la poétesse fait surgir l’exact inverse de ce qui en sourdait.  En contraste parfait de la poésie du Logos originel survient ainsi cette bombe atomique, seule capable de détruire tout irrémédiablement.  Et en faisant ainsi se côtoyer décomposition dans le texte et destruction dans le monde, Inger Christensen réalise sublimement ce leitmotiv que devrait chercher à atteindre toute poésie :

L’existence de toute chose est une apparition à chaque fois qu’un dire singulier en saisit l’universalité.

Inger Christensen, Alphabet, 2014, Ypsilon, trad.  Janine & Karl Poulsen (ed. bilingue).

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« Variations de guerre » de Amelia Rosselli. https://www.librairie-ptyx.be/variations-de-guerre-de-amelia-rosselli/ https://www.librairie-ptyx.be/variations-de-guerre-de-amelia-rosselli/#respond Tue, 25 Sep 2012 16:18:49 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=1025

Lire la suite]]> Amelia Rosselli (Paris 1930- Rome 1996) est considérée comme l’un des poètes majeurs de l’Italie du vingtième siècle.  Encore inconnue en France, les éditions Ypsilon (qui en plus de faire des bons livres, s’échinent à en faire des beaux) ont décidé de nous faire découvrir son premier recueil publié en 1964.

Variations de guerre et non variations sur la guerre.  Car la guerre, celle connue, rabattue, historicisée, n’est pas ici le sujet.  Mais bien une période pendant laquelle le poète varie, pendant laquelle sa langue varie, se confronte, se difforme.  Guerre donc car la langue en est faite, toute de tensions, de heurts.

rien dire est ta parole, le pas des analphabètes le maintient sur son axe diagoné.  Et au-delà de tout dire est le vrai livre d’école.

L’au-delà du tout dire.  C’est-à-dire ce véritable espace de la poésie.  Celui qui ne s’enchaîne pas au pilori du réel.

La réalité est si lourde que la main se fatigue, et aucune forme ne peut la contenir.

Nous comptons des morts à l’infini! la danse est presque finie! la mort, l’explosion, l’hirondelle qui gît blessée au sol, la maladie, et le malaise, la pauvreté, le démon sont mes caisses dynamitantes.

Le réel ou ce qui en tient lieu n’est plus référent.  La poésie n’a pas pour rôle de le dire, d’en rendre compte.  Amelia Rosselli se sert de ce qui nomme les réalités pour mieux les diffracter.  Nul hermétisme militant chez elle.  Seulement la volonté d’ouvrir vers un inconnu, un au-delà, un à-côté.  Où ce qui mène le poème n’est plus une signification, un sens, mais un rythme.  Et, génialement mené, l’abandon du référent mène au vertige.

Cherchez moi et passez hors.

Amelia Rosselli, Variations de guerre, 2012, Ypsilon, trad. Marie Fabre.

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