Le Seuil – ptyx http://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Fri, 07 Dec 2018 08:17:23 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.9.4 « Rapport sur les inégalités mondiales », Collectif. http://www.librairie-ptyx.be/rapport-sur-les-inegalites-mondiales-collectif/ http://www.librairie-ptyx.be/rapport-sur-les-inegalites-mondiales-collectif/#respond Fri, 22 Jun 2018 07:22:45 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7687

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L’objectif du Rapport sur les inégalités mondiales 2018 est de contribuer à un débat mondial mieux informé sur les inégalités économiques en apportant à la discussion publique les données les plus récentes et les plus complètes.

Introduisez maintenant l’économie lors d’une discussion, arrosée ou non, et vous vous retrouverez sans doute en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire irrémédiablement coincé entre l’étau de positions aussi clivées que fermement défendues. Ce qui nous étonne (depuis longtemps, certes, mais plus encore de nos jours, la masse concrète d’informations disponibles n’ayant eu de cesse d’augmenter) c’est non seulement l’absence totale de données étayées sur lesquelles les contradicteurs basent leurs hurlements (car oui, souvent, ça hurle), mais aussi, et surtout, la tranquillité qu’ils affichent quand on leur fait constater leur incurie. Comme si une position était d’autant mieux défendable qu’elle s’enracinait plus profondément dans l’éther. A l’heure de l’information partout et tout le temps disponible, il semblerait parfois que l’information vérifiée soit devenue l’ennemi de la conviction plutôt que ce qui la forge…

Le caractère indispensable de ce livre est bien là. Il permet à tout le monde* de disposer, sur un sujet à la fois précis et transversal, des informations vérifiées et vérifiables, ainsi que leur mise en perspective. « Tout le monde », car il n’est nul besoin de posséder à fond le jargon et les diplômes d’un économiste chevronné pour saisir la teneur de ce qui y est décodé. Pour qui en douterait, la synthèse est placée au début! « Vérifiées et vérifiables » car tout ce qui y est précisé et résumé, avec clarté et rigueur, est tiré de données qu’il est possible de consulter librement via le net. « Mise en perspective » car les données brutes ne sont que peu de chose sans le savoir qui les articulent.

Ce rapport est bien ce qu’il prétend être : un « rapport ». Il n’est ni un « constat », qui se contenterait d’emmagasiner dans l’espace d’un livre des données sans mettre en évidence ce qui les relie, ni un « programme », qui picorerait dans une immense masse d’informations de quoi faire plier le réel selon ses a priori. Il n’est bien qu’un « rapport ». C’est-à-dire quelque chose de concret, de réel, de palpable, de partagé. Un point de départ commun. Et, contrairement à ce qu’on entend souvent ici ou là, il nous parait être, précisément parce qu’il n’est QUE cela, ce dont nous avons le plus urgemment besoin.

Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thoams Piketty, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman (coordinateurs), Rapport sur les inégalités mondiales, 2018, Le Seuil & World Inequality Lab.

*  « tout le monde » inclut l’islamo-gauchiste, le bobo, le fascîîîîîîîste, le néo-libéral, etc. bref tous ceux que nous nommons parfois moins selon ce qu’ils sont que nous ne contribuons, ce faisant, à les faire correspondre toujours un peu plus au vocable dont on les affuble… Ah le langage! Ce truc propitiatoire!

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« Karman » de Giorgio Agamben http://www.librairie-ptyx.be/karman-de-giorgio-agamben/ http://www.librairie-ptyx.be/karman-de-giorgio-agamben/#respond Tue, 03 Apr 2018 07:19:33 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7531

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notre hypothèse est […] que le concept de crimen, d’une action sanctionnée, c’est-à-dire imputable et productrice de conséquences, se trouve non seulement à la base du droit, mais aussi de l’éthique et de la morale religieuse de l’Occident. Si, pour quelque raison, ce concept devait disparaître, tout l’édifice de la morale s’effondrerait irrémédiablement. Il est d’autant plus urgent d’en vérifier la solidité.

S’ancrant dans l’analyse comparée de termes issus du grec, du latin, du sanskrit, etc. (causa/culpa, karman/crimen, etc.) qui ont teinté au cours de leur développement ancestral le droit, la philosophie et la morale, Giorgio Agamben nous dit chercher ce qui s’est trouvé constituer la base même de ces trois disciplines. Car les remettre en question ne se peut sans remettre fondamentalement en question la part inconsciente de leur constitution.

La politique et l’éthique de l’Occident ne se libéreront pas des apories qui ont fini par les rendre impraticables si le primat du concept d’action – et de celui de volonté, qui lui est inséparablement associé – n’est pas mis radicalement en question.

Ainsi, par exemple, dans l’esprit du commun, la loi organise-t-elle un rapport au crime. Elle interdit le crime, punit qui le commet, et la constitution même du droit parait toute entière fondée sur la reconnaissance (implicite ou non) par une communauté de la nécessité de se doter de ce type d’organisation. Dans l’imaginaire collectif, le crime requiert le droit. Une analyse pointilleuse des termes qui ont défini le droit antique démontre que ses origines et ses linéaments sont pourtant assez éloignés de cette image consensuelle. C’est en fait – même si la formule est partiale – le crime qui organise le droit. Et la loi, qui s’est fondée sur ce prémisse, ne peut que s’en ressentir dans chacune de ses actuations. Comme la morale, surgissant des mêmes ascendances, se construira sur un agir, tout à la fois acmé et modalité d’y atteindre. Comme, in fine, toute l’organisation humaine de la vie se trouvera placée sous l’astreinte de la finalité.

Le philosophe fait ici oeuvre utile. S’il n’est pas le premier à le faire – et qu’il y a fort à parier qu’il ne sera pas le dernier -, rappeler les liens étroits et existentiels qui régissent droit et violence, morale et agir, vie et finalité, n’est jamais perdu. Ce faisant il ouvre des perspectives – ou plutôt il les rappelle, car nous les connaissons déjà et c’est bien souvent la crainte d’avoir à assumer ce qu’elles nous permettent que nous en venons à les « oublier » – à tous ceux qui cherchent à échapper au vouloir, au devoir ou au pouvoir, dans lesquels le droit, la philosophie ou la morale ont eu tendance, souvent malgré leurs praticiens, à nous maintenir enfermés.

Là où le bât blesse, c’est quand le philosophe se fait oracle :

Il ne suffit pas de dire, cependant, que le droit, par la sanction, produit le crime ; il convient d’ajouter que la sanction ne crée pas seulement l’illicite, mais, en même temps, en déterminant sa propre condition, s’affirme et se produit d’abord elle-même comme ce qui doit être. Etant donné que la sanction prend en général la forme d’un acte coercitif, on peut dire […] que le droit consiste essentiellement dans la production d’une violence licite, c’est-à-dire dans une justification de la violence.

L’étymologie, dont Agamben, on le sait, est un fervent « client », permet évidemment de lire autrement et/ou plus finement ce dont provient un concept que recoupent les termes sous lesquels il se découvre à nous. Que causa ou culpa ne puissent effectivement pas être tracés étymologiquement n’est bien sûr pas sans importance lorsqu’on sait à quel point ces concepts ont irrigué et fabriqué le droit, la philosophie et la morale. Que crimen puisse être lu historiquement comme ce qui vient fonder le droit et non ce que le droit organise n’est pas sans lien avec ce que ce droit est devenu. Que le dépouillement historique et sémantique d’un concept puisse éclairer ce qu’il est devenu est bien entendu évident. Quant à justifier la vision particulière que l’on a d’un concept par ce que nous révèle son étymologie…

Non, le droit ne consiste pas essentiellement dans la production d’une violence licite, c’est-à-dire dans une justification de la violence. Ce n’est nullement parce que certains des termes qui en sont à l’origine révèlent à quel point – mais pour partie – la sanction (et donc la violence qui l’accompagne) pouvait précéder la loi que le droit n’est que cela. L’argument étymologique n’est pas un argument ontologique. Ce brouillage des champs temporels (le droit/la philosophie/la morale d’alors n’est pas le droit/la philosophie/la morale d’aujourd’hui) et épistémiques (un objet n’est pas le mot qui le désigne) s’il ne discrédite pas la totalité de l’ouvrage sur lequel il s’appuie, y jette du moins l’ombre d’une suspicion. Agamben n’est ni un nominaliste de bas-étage, ni un historien maladroit. Malheureusement, ses analyses remarquables pâtissent parfois de certains préjugés politiques auxquels ils tentent de contraindre les premières. Comme s’il ne s’agissait dès le départ de son analyse de vérifier la solidité de l’édifice moral, non pour l’étayer, mais pour en hâter l’effondrement. Et que ce programme lui semblât mériter le forçage ou le raccourci.

Giorgio Agamben, Karman, Court traité sur l’action, la faute et le geste, 2018, Le Seuil, trad. Joël Gayraud.

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« Un monde en toc » de Rinny Gremaud. http://www.librairie-ptyx.be/un-monde-en-toc-de-rinny-gremaud/ http://www.librairie-ptyx.be/un-monde-en-toc-de-rinny-gremaud/#respond Fri, 23 Mar 2018 09:15:43 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7504

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Le mall est un extrait du monde. À sa manière, il est une utopie.

En 2014, Rinny Gremaud, journaliste lausannoise, décide de consacrer un reportage aux plus grands malls de la planète, ces lieux démesurés de 400.000 mètres carrés ou plus proposant aux représentants de la classe moyenne un espace de « détente » et de « shopping ». Moitié gigantesque centre commercial, moitié centre de loisirs, le mall, qu’il soit canadien, asiatique, arabe ou africain, présente peu ou prou les mêmes caractéristiques : un gigantisme revendiqué mâtiné de chasse au record (un tel possède le plus grand lac artificiel d’intérieur, un autre la plus grande fontaine dansante, un autre la plus grande piste de ski indoor, un autre encore est le seul à permettre en plein désert à des enfants de nager avec des pingouins pour la modique somme de 340 euros…), les mêmes enseignes commerciales internationales, le même souci de se donner une teinte exotique pour prétendre à l’originalité sans trancher trop sur l’apparence rassurante de l’identique mondialisé, les mêmes modalités d’organisation de la croyance aux mêmes vertus de l’économie (un gigantisme pensé par des bureaux de consultance censé créer un attrait venant justifier ce même gigantisme), un même modèle de « réussite économique » reposant sur l’exploitation d’une population laissée dans l’indigence, la même politesse déférente exigée des vendeurs… Jusqu’à l’histoire dont on entoure la création quasi mythifiée du mall est partagée par chacun selon les principes d’un storytelling universalisé : un ancêtre sorti de l’extrême pauvreté par la force de son labeur et de sa foi en l’ascension sociale qui, une fois devenu richissime, a désiré bâtir en dur tout à fois un témoignage, un totem et un autel à cette foi.

Les images fabriquent les images, qui fabriquent le conformisme, qui fabrique les images.

On ne compte plus les livres qui s’intéressent aux extrêmes du « capitalisme mondialisé ». Que leurs auteurs veuillent, précisément, les dénoncer comme des extrêmes, ou, plus fréquemment, qu’ils  cherchent par leur biais, à démontrer la dangereuse absurdité  du système même, ce capitalisme honni dont ils seraient la manifestation paroxystique, ces livres sont souvent assez convenus. L’intérêt est ici que Rinny Gremaud, en vraie journaliste de terrain, repart, précisément, du terrain même. Dont elle nous ramène, exprimées en une langue précise et sans afféterie, des images qui, quoi qu’on s’en défende, sont bien celles du monde dans lequel on vit et à la construction duquel on participe aussi. Avec une ironie douce et un peu désemparée dont elle ne s’exclut pas elle-même, elle nous donne à voir, certes, un monde qui crée une fadeur toujours plus écœurante sur le fumier de la misère universelle, un monde qui échappe à tout contrôle, mais aussi un monde qui échappe au contrôle de ceux qui disent l’avoir pensé. Aux effets de comique que cela suscite inévitablement, elle y adjoint une empathie qui, loin d’éventuellement disculper les uns ou d’ajouter aux larmes que l’on verse sur le sort des autres, complète utilement le panorama du monde dans lequel nous vivons tous.

Passer quelques jours à Dubaï n’a donc rien d’exceptionnel. C’est seulement faire l’expérience du monde tel qu’il est.

Rinny Gremaud, Un monde en toc, 2018, Le Seuil.

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« Ethique de la considération » de Corine Pelluchon. http://www.librairie-ptyx.be/ethique-de-la-consideration-de-corine-pelluchon/ http://www.librairie-ptyx.be/ethique-de-la-consideration-de-corine-pelluchon/#respond Tue, 30 Jan 2018 08:41:14 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7399

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L’éthique de la considération […] est indissociable, par définition, de la reconnaissance de la valeur intrinsèque des êtres, du respect de leur altérité et de la diversité des formes de vie, des cultures et parce que la clef du rapport aux autres et du souci du monde est la subjectivité et la tradition.

Le réchauffement climatique et l’implication de l’agir humain dans celui-ci sont des faits incontestables.  Que les animaux humains ne soient plus les seuls à pouvoir être qualifiés de sentients  est devenu une certitude. Dans l’un comme dans l’autre cas, tous les travaux scientifiques les plus sérieux non seulement étayent à l’envi et sans ambiguïté chacune de ces deux vérités, mais aussi, par les voies médiatiques les plus communes, ces travaux scientifiques sont-ils devenus accessibles au plus grand nombre. Nier ces vérités, ou nier les connaitre, n’est devenu l’apanage que de quelques bas-de-plafond intéressés. Pourtant, malgré l’évidence de la situation et l’urgence de celle-ci, et surtout – et c’est bien là que le contraste gêne aux entournures – malgré qu’une majorité existe pour en reconnaître et l’évidence et l’urgence, seule une minorité d’humains agit en accord avec ce double constat.

Plutôt que de s’embarquer dans de sempiternelles arguties psychologico-scientifiques qui n’aboutissent bien souvent qu’à creuser un clivage plutôt qu’à le combler ou l’expliquer, Corine Pelluchon s’intéresse ici aux causes morales de cette ambivalence. Et ceci justement, non pas en jugeant l’éventuelle déficience morale de qui n’agirait pas en accord avec ces constats neufs, mais au contraire en cherchant en quoi ces constats nouveaux – la problématique climatique, la sentience animale – demandent, pour être appréhendés précisément, une conceptualisation morale neuve. En d’autres mots, il ne s’agit nullement d’expliquer en quoi un comportement serait, en termes moraux, en adéquation ou en contradiction avec le constat environnemental ou écologique que pose celui là même qui adopte ce comportement, mais bien de déceler, dans les mécanismes mêmes de « fabrication de la moralité » ce qui fonde cette adéquation ou cette contradiction. Et de les dépasser par la fondation d’une nouvelle éthique, dite de la considération.

Si l’auteure saisit parfaitement – et fait comprendre intelligemment – en quoi les structures morales habituelles (l’humilité absente des morales antiques, les rapports compris autrement entre subjectivité et mort dans les morales « historiques », par exemple) ne permettent pas de rendre compte comme il se doit des particularités des implications morales que revêt la situation écologique actuelle, on sera moins convaincu par la construction qu’elle tente de bâtir sur leurs ruines. Cependant, malgré la circularité du propos qui fonde sa « nouvelle éthique » – mais toute éthique non « transcendantale » n’y est-elle pas vouée? – , ce livre nous parait apporter un éclairage indispensable sur la mécanique morale à l’oeuvre dans les questions urgentes de notre époque. Et nous aide, à défaut d’y remédier directement par une construction un peu bancale, à appréhender plus justement notre rapport à celles-ci.

Corine Pelluchon, Ethique de la considération, 2018, Le Seuil.

 

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« La vie » de Didier Fassin. http://www.librairie-ptyx.be/la-vie-de-didier-fassin/ http://www.librairie-ptyx.be/la-vie-de-didier-fassin/#respond Tue, 23 Jan 2018 08:14:15 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7407

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Sait-on vraiment de quoi l’on parle lorsqu’on parle de la vie?

Au début des années 90, une jeune femme demanda l’asile politique en France. Elle était originaire d’Haïti. Son père, opposant politique déclaré, avait été assassiné. Sa mère disparut quelques mois après et elle-même du subir le traumatisme d’un viol collectif. Malgré ces faits graves et attestés, comme 96.6 % de la population haïtienne requérant alors la protection française, sa demande fut rejetée. Quelque temps après, alors qu’elle vivait toujours en France dans la clandestinité, son compagnon, inquiet de voir son état psychique et physique se détériorer, l’emmena à l’hôpital. Les médecins lui diagnostiquèrent un sida à un stade avancé. Elle engagea alors une nouvelle procédure de demande d’asile, mais cette fois pour des raisons humanitaires. Celle-ci fut immédiatement accordée.

Cet exemple (d’autant plus marquant qu’il fut/est très largement partagé) démontre, par le travers de son organisation légale, qu’une vie n’en est pas une autre. Ainsi, dans ce cas précis, une législation va-t-elle placer la vie physique, biologique – et donc sa protection – au-dessus de ses implications sociales ou politiques. En accordant (toute choses égales par ailleurs, et donc à la même personne) un droit d’asile à celui qui est atteint d’une maladie alors qu’il le lui avait refusé alors que ce n’était pas une maladie qui faisait peser sur cette vie la même menace « ultime » (la mort), mais bien un pouvoir politique, l’état qui juge cette demande atteste bien, souvent inconsciemment, d’une appréciation différenciée de ce qu’il entend par « vivre ». La vie physique, ici, vaut plus que la vie politique.

Pour celui qui cherche à obtenir une régularisation de son séjour, un récit de persécutions vaut aujourd’hui bien moins qu’un test de sida…

Il n’y a pas une vie. Il y a des formes de vies. Comme il en existe des éthiques et des politiques. Et c’est dans ces vies inégales, menacées, dont on doute de la forme, de la menace qui pèse sur elles ou de la valeur strictement économique qu’il convient de leur accorder, qu’une nouvelle anthropologie de la vie, peut-être moins ambitieuse mais plus perspicace, peut venir trouver de quoi se nourrir. Et, en retour, c’est dans cette construction théorique, si pas neuve du moins affinée, que l’éthicien, le politique ou le militant pourra trouver de quoi abreuver son indispensable action.

la réalité des vies inégales ne doit pas être vue comme une découverte de chercheur : elle est partie intégrante de la conscience de ceux qui sont du mauvais côté de l’inégalité, alors même qu’elle est le plus souvent ignorée, occultée ou contestée par les autres.

En faisant se rencontrer rigueur de l’enquête et précision des théories qu’il lui applique, Didier Fassin démontre une fois encore qu’on peut se situer et sur le terrain de l’action politique concrète et sur celui d’une recherche théorique féconde. Mieux même, il nous montre que les deux, plutôt que s’épauler de temps en temps, presque par accident, s’enracinent l’un dans l’autre.

Didier Fassin, La vie, mode d’emploi critique, 2018, Le Seuil.

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« Atelier Albertine » de Anne Carson. http://www.librairie-ptyx.be/atelier-albertine-de-anne-carson/ http://www.librairie-ptyx.be/atelier-albertine-de-anne-carson/#respond Fri, 01 Dec 2017 09:01:29 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7308

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On ne compte plus les livres qui ont été écrits sur Proust. Que leurs auteurs s’intéressent à un point particulier de La Recherche, à un personnage, à un « thème » précis, ou qu’ils cherchent à l’aborder par un filtre extérieur qui l’engloberait tout entière, soit ils prétendent y « coller », soit ils disent s’en « inspirer ». Il s’agit d’expliquer ou de divaguer. L’un ou l’autre. Comme si le respect voué à l’oeuvre y cloîtrait irrémédiablement et celui qui cherche à la comprendre et celui qui désire y trouver des matériaux pour autre chose.

sur la différence entre métaphore et métonymie.

Puisque la question a été soulevée, voici la différence : on a demandé à un groupe d’enfants de réagir au mot « hutte », et certains ont répondu « une petite cabane », d’autres ont dit « elle a brûlé ». […] Maintenant que j’y repense, la différence entre « une petite cabane » et « elle a brûlé » n’éclaire absolument pas cette histoire de métaphore et de métonymie. Mais cela souligne néanmoins la fragilité de l’aventure de la pensée. Le jour où j’ai décidé de comprendre une bonne fois pour toutes la distinction entre métaphore et métonymie, je suis allée en bibliothèque, j’ai demandé tout un tas de livres, j’en ai lu différents passages, pris quelques notes éparses sur des bouts de papier et suis rentrée chez moi, en espérant mettre au propre mes notes le lendemain. Le lendemain, parmi mes notes, qui entre-temps étaient devenues désorganisées et inintelligibles, j’ai trouvé cette « petite cabane » obsédante et exemplaire qui a peut-être « brûlé ». Et bien que je fusse incapable de me rappeler son contexte, ayant négligé de noter sa source et ne voyant pas vraiment sa pertinence avec la métaphore et la métonymie, la « petite cabane » m’implorait de ne pas l’abandonner. Elle demeure un très bon exemple, mais de quoi, nous l’ignorons.

Anne Carson s’intéresse bien ici à Albertine, le personnage de la Recherche. Le nombre de fois où son nom est cité dans le roman. Le nombre de pages où elle est présente. Son lesbianisme. Son rapport au mensonge. La possibilité que son personnage, par la grâce du procédé de transposition, ait été l’occasion pour l’auteur d’inscrire dans l’oeuvre Alfred Agostinelli, l’amant décédé dans un accident d’avion. Mais aussi, au fur et à mesure même que Anne Carson parait s’approcher au plus près du personnage d’Albertine, et donc du roman de Proust, elle parait également s’en éloigner. Comme si la rigueur pointilliste de son analyse nourrissait quelque chose de tout à fait autre. Comme s’il ne s’agissait in fine, par l’entremise de la lecture scrupuleuse d’un de ses personnages, que de sortir de l’oeuvre, la parasiter. Comme si lire, dans toute l’acception la plus précise du terme, était précisément cela : parasiter. Comme si Albertine devenait la métaphore/métonymie d’une oeuvre, que l’oeuvre devenait la métaphore/métonymie de quelque chose d’autre. On ne sait trop quoi. On sait juste que c’est beau.

Anne Carson, Atelier Albertine, un personnage de Proust, 2017, Le Seuil, trad. Claro.

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De la préface. http://www.librairie-ptyx.be/de-la-preface/ http://www.librairie-ptyx.be/de-la-preface/#respond Thu, 05 Oct 2017 13:25:28 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7189

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Il arrive parfois que des textes se télescopent, par delà même les langues, les temps ou les volontés réciproques de leurs auteurs. Placés côte à côte sur une table – après lecture bien entendu -, c’est parfois simplement cette proximité de hasard qui révèle au libraire un texte grâce à un autre, leur mise en rapport physique éclairant ce qui jusque là, dans leur lecture séparée, avait laissé le lecteur gêné, insatisfait, voire indifférent.

 

Dans Heidegger, Une introduction critique, Peter Trawny, spécialiste reconnu mais polémique du philosophe allemand, se propose, comme l’indique le titre de son livre, d’introduire à la pensée d’Heidegger en n’occultant rien des dernières découvertes à son propos. Ce livre, lui-même enrichi d’une double introduction, peut donc être lu comme la préface critique et circonstanciée à l’oeuvre du génie allemand. Dans Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, Jarig Jelles traduit et introduit le texte latin (lui-même traduit du néerlandais) qui préfaçait les Œuvres posthumes de Spinoza, parues en novembre 1677. Cette préface, pourtant écrite par des proches de l’illustre auteur et faisant partie constituante de notre première découverte de l’Ethique, ne fut jusqu’à aujourd’hui jamais traduite en français.

Dans les deux introductions comme dans le corps du texte de Heidegger, Une introduction critique, il est fait à ce point abondamment référence à l’antisémitisme exhumé dans les désormais fameux Cahiers noirs, que ce début de lecture critique de l’oeuvre heidegerienne en fait plus que son filtre de lecture privilégié. Non seulement lire Heidegger ne se peut sans omettre sa haine du juif, mais celle-ci en devient de facto le seul prisme éthiquement possible. Qu’on s’en défende (comme Trawny) ou qu’on y fonde les raisons de s’en interdire la lecture, par les commentaires seuls qui s’y attellent, la haine du juif innerve toute l’Oeuvre. Dans la Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, Jarig Jelles nous donne à lire, par l’entremise de son préfacier, un Spinoza chrétien, attaché à sauver Dieu, la foi et le Christ. Aux antipodes de la lecture agnostique que fera le vingtième siècle français de son oeuvre, le préfacier du dix septième inscrit bien celle-ci, non dans une volonté de rébellion ou de refonte religieuse, mais dans le projet de construire un système qui soit bien conforme aux impératifs religieux de son temps.

D’un côté nous avons une introduction qui pèse et soupèse les conséquences sur l’oeuvre de l’engagement antisémite de son auteur. De l’autre nous avons une préface, oubliée depuis 350 ans, qui atteste de l’ancrage chrétien d’un auteur. Le premier texte, pourtant désireux de marquer qu’elle ne s’y limite pas, borne in fine une oeuvre aux errements les plus coupables de l’époque qui l’a vu naître. Le second réaffirme l’inscription dans son temps d’une oeuvre dont la postérité l’en avait radicalement disjointe.

Ce que nous rappelle la juxtaposition de ces deux préfaces, par le contraste qu’instituent les  réceptions des livres qu’elles introduisent respectivement, « l’oubli » (oubli bien plus souvent forcé qu’aveugle) du con-texte est au moins aussi imbécile que sa surenchère. Une Ethique débarrassée de Dieu est aussi absurde qu’un Etre et temps essentiellement antisémite. « Dépoussiérer » une oeuvre des marques du temps de son écriture, la rendre « actuelle », compréhensible en dehors de son carcan temporel, ne peut se faire au mépris de sa réalité. Lui dessiner des contours précis, l’incarner dans son époque et les schémas socio-politiques que partageait son auteur avec ses contemporains ne doit pas revenir à l’ensevelir sous ces contours. A défaut, on fait de Spinoza un athée, de Heidegger un antisémite et juste un antisémite, de Nietzsche un prophète de la gauche et d’Alexandre Jardin un écrivain…

Peter Trawny, Heidegger, une introduction critique, 2017, Le Seuil, trad. Marc de Launay.

Jarig Jelles, Préface aux œuvres posthumes de Spinoza, 2017, Allia.

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« A la recherche du sauvage idéal » de François-Xavier Fauvelle. http://www.librairie-ptyx.be/a-la-recherche-du-sauvage-ideal-de-francois-xavier-fauvelle/ http://www.librairie-ptyx.be/a-la-recherche-du-sauvage-ideal-de-francois-xavier-fauvelle/#respond Fri, 22 Sep 2017 06:26:16 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7119

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L’histoire, on le sait depuis longtemps, est toujours une création. Elle est toujours, et quoiqu’on s’en défende, le résultat d’un filtre apposé sur un passé. Et la réalité de ce passé, sa « vérité », transformée par le tamis de l’historien, sera rendue d’autant plus distante de son analyse, si cette dernière est devenue l’apanage, au cours des temps, d’un groupe de « savants » très restreint, très éloigné, mais très sûr de sa bonne foi. Ainsi en est-il, indéniablement, de l’histoire de l’Afrique.

François-Xavier Fauvelle enquête ici sur les Khoekhoe, dont la descendante la plus – tristement – célèbre est sans nul doute la fameuse « Vénus hottentote », cette femme enlevée et présentée comme une bête de foire dans l’Europe du tournant des 18 ème et 19 ème siècles. En croisant les sources et les façons de les aborder (la littérature de Coetzee, la restitution du corps de Sarah Baartman à l’Afrique du sud, l’histoire de la petite ville intermittente de Pella, etc…), peu à peu, l’auteur dessine une image bien moins européano-centrée de son sujet.

les discours de la science sur les populations indigènes servent de ressources aux discours identitaires produits par des Indigènes.

Mais la tentative, remarquable en soi, se double ici de sa propre mise en question. Ainsi l’auteur procède-t-il ici à rebours, en reculant, pas à pas, dans le temps. En archéologue de l’histoire, qui enlèverait couche après couche les diverses lectures qui, le temps faisant son oeuvre, éloignent l’historien de son sujet, il en démonte ainsi et les parti pris et les filiations. Partis pris et filiations dont l’histoire n’est jamais débarrassée, les premières, au contraire, faisant le lit de la seconde. Émondant son objet d’étude de ce qui la recouvre, François-Xavier Fauvelle démontre alors qu’il est autre que ce que l’histoire en fait, mais aussi combien ces couches en viennent à constituer pour partie sa vérité et à in fine la changer. Tels ces Khoekhoe qui en appellent à des discours savants pour asseoir leur identité alors même que ces discours résultent d’erreurs fondamentales quant à cette même identité. Le Khoekhoe rêvé par lui-même devient celui fantasmé par l’autre.

si le récit peut être une rédemption, vous aviez raison et on ne peut jamais l’ignorer, c’est bien parce que l’histoire est une tragédie.

Si A la recherche du sauvage idéal permet d’approcher le Khoekhoe mieux qu’aucun autre ouvrage d’histoire c’est certainement parce que son auteur a compris – et a réussi à le donner à lire – que notre relation à l’autre, d’une manière ou l’autre, le fabrique toujours. Il nous rappelle ainsi qu’il n’y a jamais de vérité nue, indépendante d’un regard. Et que notre attente elle même participe de sa constitution. Qu’en attendant l’autre, on le construit.

François-Xavier Fauvelle, A la recherche du sauvage idéal, 2017, Le Seuil.

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Le Grand-écrivain-de-Septembre. http://www.librairie-ptyx.be/le-grand-ecrivain-de-septembre/ http://www.librairie-ptyx.be/le-grand-ecrivain-de-septembre/#respond Thu, 03 Aug 2017 07:59:54 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7030

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A l’approche de la Rentrée Littéraire, c’est devenu un réflexe, on lit ou relit du « classique ». Purge inconsciente? Repos de l’âme instinctif? On ne sait trop. Mais, quoi qu’il en soit, ce réflexe devenu tradition fonctionne sur notre intellect comme de l’aloé véra le ferait sur un intestin grêle. Et parfois, apaisé, sommes-nous ainsi mieux à même de déceler, au sein de ces lectures sanitaires, de quoi atténuer un peu le bruit sourd que font déjà tous ces Grands-écrivains-de-Septembre se haussant et se bousculant l’un l’autre aux portes de la renommée, leurs dents noires d’encre rayant le parquet du vestibule littéraire. S’ils eussent lu aussi ce qui suit, peut-être se fussent-ils tu*…

Dans le monde intellectuel, le Grand-écrivain a succédé au prince de l’esprit comme les riches aux princes dans le monde politique. De même que le prince de l’esprit appartient au temps des princes, le Grand-écrivain appartient aux temps des Grandes-guerres et des Grandes-maisons de commerce. C’est un des aspects particuliers de l’association avec les Grandes-choses. Le moins que l’on exige d’un Grand-écrivain est donc qu’il possède une voiture. Il doit voyager beaucoup, être reçu par les ministres, faire des conférences, donner aux maîtres de l’opinion publique l’impression qu’il représente une force de la conscience à ne pas sous-estimer; il est le chargé d’affaire de l’intelligence nationale, lorsqu’il s’agit d’exporter de l’humanisme à l’étranger; quand il est chez lui, il reçoit des hôtes de marque et n’en doit pas moins penser sans cesse à ses affaires, qu’il lui faut traiter avec la dextérité d’un artiste de cirque dont les efforts doivent passer inaperçus. Le Grand-écrivain, en effet, n’est pas simplement un écrivain qui gagne beaucoup d’argent. Il n’est pas du tout nécessaire que ce soit lui qui ait écrit le « livre le plus lu de l’année », ou du mois; il suffit qu’il ne trouve rien à redire à cette sorte d’évaluation. Il siège dans tous les jurys, signe tous les manifestes, écrit toutes les préfaces, prononce tous les discours d’anniversaire, donne son opinion sur tous les événements importants et se voit appelé partout où il s’agit de célébrer les résultats obtenus dans tel ou tel domaine. Le Grand-écrivain, en effet, dans toutes ses activités, ne représente jamais l’ensemble de la Nation, mais seulement sa section la plus avancée, la grande élite au moment précis où elle va devenir la majorité, et cela l’entoure d’une excitation intellectuelle durable. Bien entendu, c’est l’évolution actuelle de la vie qui conduit à la grande industrie de l’esprit, de même qu’inversement l’industrie tend à l’esprit, à la politique et à la maîtrise de la conscience publique; ces deux phénomènes se rencontrent à mi-chemin. C’est pourquoi le rôle du Grand-écrivain ne renvoie pas tant à une personne définie qu’il ne représente une figure sur l’échiquier social, soumise à la règle du jeu et aux obligations que l’époque a créées. Les mieux-pensants de nos contemporains estiment que l’existence des Grands-esprits leur est de peu d’avantage (il y a déjà tant d’esprit dans le monde qu’une petite différence en plus ou en moins n’y sera pas sensible, et, de toute façon, chacun pense n’en pas manquer), mais que ce qu’il faut, c’est combattre son absence, c’est-à-dire le montrer, l’afficher, le mettre en valeur; et comme un Grand-écrivain s’entend mieux à cela qu’un écrivain tout court, fût-il plus grand (parce que ce dernier serait peut-être compris d’un moins grand nombre de lecteurs), on fait son possible pour que la grandeur soit enfin produite en gros.

Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1957, Le Seuil, trad. Philippe Jaccottet.

* Rien n’est en fait moins sûr car, la littérature n’étant pour le Grand-écrivain-de-Septembre qu’une antichambre à la postérité (dont – n’étant pas à un paradoxe près – il désire surtout déjà glaner des parcelles de son vivant), le Grand-écrivain-de-Septembre, tout occupé à faire, lit peu. Et s’il lit, c’est en occultant soigneusement ce qui remettrait fondamentalement en question ce qu’il fait. Pas si fou, le Grand-écrivain-de-Septembre!

** Ce blog (pour la première fois depuis cinq ans…) ferme pour deux semaines. La librairie, elle, reste vaillamment ouverte, bien entendu.

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« Homo Detritus » de Baptiste Monsaingeon. http://www.librairie-ptyx.be/homo-detritus-de-baptiste-monsaingeon/ http://www.librairie-ptyx.be/homo-detritus-de-baptiste-monsaingeon/#respond Mon, 31 Jul 2017 07:44:06 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7037

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A vivre continûment en contact rapproché avec une chose, on finit souvent par ne plus l’apercevoir. On ne se rend plus même compte qu’elle a une histoire et que son concept, sa définition, ont pu faire l’objet de mutations, de changements, qui la rendent alors indiscernables du contexte dans lequel elle se fond. Ainsi en va-t-il, indéniablement, du déchet.

avant le XIX ème siècle, « les déchets n’existent pas »

Un des premiers mérites du travail de Baptiste Monsaingeon est de revenir sur « l’invention du déchet ». L’immonde, l’excréta, ne devient déchet qu’à partir du moment où la synergie qui existait entre la ville, qui produit l’immonde, et la campagne, qui en prospère, est rompue. C’est son excès, résultat conjoint de l’explosion démographique et de l’industrialisation, qui fait de l’excréta un déchet. Le changement de temporalité dans laquelle le déchet s’inscrit (alors que le temps de « disparition » du déchet organique est mesurable humainement, celui du plastique ne l’est plus) complexifiant notre rapport à celui-ci sans en modifier radicalement l’essence.

Si les déchets deviennent demain nos principales ressources, ne sommes-nous pas simplement contraints à jeter pour continuer à produire?

Mais l’auteur ne se contente pas de dresser la nécessaire généalogie du déchet. Plus utilement encore, il se propose de questionner notre rapport à ceux-ci. Et cela, non pas en enrichissant des clivages évidents qui opposent traditionnellement « pro-environnement » et « anti-environnement », mais plutôt en revenant sur ce qui se dissimule sous des consensus largement acceptés par les « pro ».

En « bien jetant », l’usager tend à devenir un « éco-citoyen », libéré d’une certaine culpabilité qui a motivé son « bon-geste » : l’usager n’est plus responsable de ses déchets parce qu’il est censé exister un dispositif technique efficient, un waste management qui tient ses promesses. Nul besoin de connaître le fonctionnement et l’activité réelle de ce qu’il se passe après la poubelle : l’assurance de rationalité et de justesse de l’action technicienne engendre une attente aveugle.

Le tri, le waste management, l’aspiration au « zéro-déchet », quand on en détaille précisément les tenants et aboutissants historiques, économiques et sociologiques, peuvent se révéler bien moins efficaces à atteindre leurs buts qu’on ne le croit. Érigés un peu facilement en principes moraux absolutistes (c’est « bien » de bien trier, c’est « bien » de recycler), ces « bons comportements », par la « bonne conscience » qu’ils instillent chez qui les « suit » aveuglement, exonèrent alors de réfléchir à ce qui les sous-tend. L’agir individuel, quand il est unanimement consacré par la voix collective, disculpe d’interroger cette voix. Bien jeter, c’est aussi oublier.

Malgré quelques errements conceptuels et quelques parti-pris un peu grossiers, Homo Detritus nous parait être, pour qui veut comprendre ce dont le déchet est le nom, difficilement contournable.

Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus, Critique de la société du déchet, 2017, Le Seuil.

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