Auteurs – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Trajectoires » d’Éric Suchère. https://www.librairie-ptyx.be/trajectoires-deric-suchere/ https://www.librairie-ptyx.be/trajectoires-deric-suchere/#respond Tue, 16 Apr 2019 07:19:35 +0000 https://www.librairie-ptyx.be/?p=8226

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Sans doute, paresseusement, l’oublie-t’on au fil des années, mais l’accès à la lecture est bien de l’ordre de l’expérience. Quand bien même se sera-t’on échiné à lui en apprendre patiemment les codes un par un, l’enfant devra toujours faire l’apprentissage de ce qu’est lire en s’y livrant tout entier. Lire n’est pas de l’ordre de la recette ou du décodage qu’il suffirait à un lecteur en herbe d’appliquer à un texte pour l’appréhender dans son entier. Il lui faut s’y plonger pour s’y forger lui-même ses outils. Ceux-ci s’enrichissant alors, se complexifiant, de chaque nouvelle immersion. Lire, originellement, n’est pas mettre en pratique (un système, un code, des procédures…), mais bien expérimenter.

Dans le chemin, sa reprise, la descente et travaux en cours, dans le temps accordé au rituel déjà, dans le vieux monastère et les bruits de langue, le mélange des voix et des sonorités, la marche dans les rues au milieu des trafics, dans le parcours en accéléré, dans la course pour, l’attente au milieu des fonctionnaires, dans l’entour des bâtiments où une escapade improvisée devient une évocation filmique dans la suspension de la gravitation, dans la traversée, son coucher de soleil, dans les discussions en résumé de vie jusqu’à l’angle d’une rue.

Trajectoires est la résultante d’un voyage sur la côte ouest des Etats-Unis dont l’auteur a ramené un carnet annoté, des photographies et des sons. Justifiées différemment sur la page en fonction de leur origine, les diverses strates du texte sont également parcourues d’autres procédés formels : le « je » est absent, le sujet est expulsé ; les alinéas sont, au signe près, augmentés ou diminués de moitié suivant qu’on progresse ou régresse dans le livre ; les références précises aux lieux ont été gommées ; le rythme n’est pas, parfois, sans rappeler celui de l’alexandrin…

Au temps qui se dégrade dans la descente pédestre offre un cliché vu mille fois, dans le temps, ses modifications, toutes les tracasseries avant le commencement, les déceptions des unes ou d’autres, qu’est partiellement une reconnaissance de soi dans le temps passé à, la saturation de, le souvenir de quelques et l’arrêt au milieu, dans la vue d’un détail, les tentatives pour essayer de reconstituer les dialogues ou les imaginer d’après le regard sur la patine et horloges arrêtées.

Mais de ces procédés formels, qu’on reconnaîtra ou non, ce sont avant tout les effets sur sa lecture que le lecteur percevra. Déjà-vus, effets d’anticipation, confusions quant à « qui parle », temporalité chahutée, etc. tout du long et jusqu’à sa chute, Trajectoires invite le lecteur, en le déstabilisant, en rompant avec son cadre formel conventionnel, à se créer les outils lui permettant de cheminer dans sa structure. Et ainsi, sans même que ce lecteur en vienne à ressentir le besoin d’en expliquer les tenants et les aboutissants, puisque peu à peu il parvient à en goutter l’insigne beauté, il lui permet de revenir à cette expérience fondatrice que représente toute lecture qui vaille.

Éric Suchère, Trajectoires, 2019, Vies Parallèles.

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« Post-histoire » de Vilém Flusser. https://www.librairie-ptyx.be/post-histoire-de-vilem-flusser/ https://www.librairie-ptyx.be/post-histoire-de-vilem-flusser/#respond Fri, 12 Apr 2019 06:27:03 +0000 https://www.librairie-ptyx.be/?p=8245

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La liberté est concevable, désormais, comme jeu absurde avec des appareils absurdes. Comme jeu avec les programmes. Accepter que la politique est un jeu absurde, accepter que l’existence est un jeu absurde. C’est à ce prix douloureux que nous pourrons un jour donner un sens à nos jeux. Ou accepter la leçon le plus tôt possible, ou devenir des robots. Devenir des joueurs ou des pions. Des pièces du jeu ou des meneurs du jeu.

Il devient chaque jour plus compliqué de détailler la complexité de l’architecture dans laquelle nous sommes tous engoncés. Et cela précisément parce que les mécanismes qui nous insèrent dans ce système deviennent toujours plus indiscernables des moyens par lesquels il nous serait possible de les analyser. À l’heure où consommer devient le seul acte, il est aussi vain que trompeur de chercher à se construire un espace échappant à la consommation. Sa pensée même s’érige sur le consommable. À l’ère du tout programmable, il est illusoire de croire que comprendre le programme conférera une quelconque liberté au programmateur. Ce dernier est lui-même est un produit du programme. Comprendre les rets dans lesquels nous sommes enserrés supposent au préalable de consentir qu’il n’en existe pas d’échappatoire. Être lucide, ce n’est pas prétendre l’être plus que le voisin et donc prétendre échapper aux chaines qui l’assujettissent. Être lucide suppose aussi la reconnaissance de ce qui pèse sur tous, nous-mêmes compris.

Au cinéma, la masse est programmée pour la consommation, et elle s’échappe du supermarché, où elle a consommé, pour être reprogrammée au cinéma.[…] Le ventilateur dont les ailes sont cinéma et supermarché n’est qu’un ventilateur parmi d’autres, qui nous poussent vers le progrès. Il est l’un des nombreux moulins à vent qui tournent au-dessus de nos têtes. Sa rotation, de plus en plus autonome, de plus en plus en dehors de toute intervention humaine, nous triture, tous sans exception. Nous voici tous convertis en farine. Tout engagement pour se battre contre ces moulins-là revient au don-quichottisme. Notre seul espoir est de ne pas perdre de vue que ce sont les moulins eux-mêmes qui font du vent. Derrière les moulins il ne se cache absolument rien. Ce sont eux la seule et unique réalité.

Souvent la lucidité s’accompagne de la position surplombante de qui l’exerce, du caractère désabusé de ses constats ainsi que des paradigmes idéologiques qui la sous-tendent sans nécessairement le dire. C’est le sérieux révolutionnaire d’un Debord, c’est l’analyse clinique d’un Marshall McLuhan, c’est la technophobie eschatologique d’un Baudoin de Bodinat. Comme si l’exercice de la lucidité ne pouvait déboucher que dans un désespoir clivant : « on est tous pris comme des rats, on va tous mourir, mais moi qui suis lucide, moi qui sais, je reste digne, je m’élève au-dessus du troupeau bêtifiant ». Chez beaucoup, la lucidité n’est alors qu’un moyen de se distinguer de la masse ignorante. Elle n’est pas une étape, elle est une fin en soi. Elle n’est pas planche de salut. Elle est le salut. Mais un salut qui ne sauve pas, sinon – et encore! – les apparences.

Pour le paysan qui vit dans un monde animé, le but de la vie est d’occuper sa « place juste » dans l’ordre organique des choses. Sa « place juste », c’est ses terres, et si on le chasse de là, il se rebelle. L’ontologie qui domine le paysan fait qu’il est conservateur. Pour l’ouvrier qui vit dans un monde de production, le but de la vie est de pouvoir jouir de son travail. Quand il constate qu’on l’empêche de le faire (la « plus-value »), il se révolte. Par son ontologie, l’ouvrier est révolutionnaire. Le cas du fonctionnaire est différent. Il vit dans un monde codifié, un monde programmé par des appareils. Ces appareils ont pour devoir de lui garantir ses droits. S’ils ne le font pas, c’est qu’ils ont été mal programmés. Il faut les réparer. Le fonctionnaire n’a pas d’impératifs. Ses jugements de valeur sont des propositions formelles, des « fonctions ». Par son ontologie, il est formaliste.

Avec Vilèm Flusser, si la lucidité se révèle bien toujours exercice douloureux, elle s’affirme comme condition d’une possible émancipation, non comme le constat d’une division inéluctable ou d’une condamnation par principe. Elle est une étape, certes cruelle, certes amère, certes nécessaire, mais aussi utile. Elle est un prix à payer, mais un prix en contrepartie duquel des possibilités s’ouvrent. Mariant avec autant de clarté que de brio lucidité et générosité, Post-histoire s’affirme comme une des lectures les plus précieuses qui soient.

La société pré-industrielle attendait les récoltes. La société industrielle attendait le progrès. La société post-industrielle se contentera d’attendre.

Vilèm Flusser, Post-histoire, 2019, T&P Work Unit.

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« 1927. La grande crue du Mississipi » de Susan Scott Parrish. https://www.librairie-ptyx.be/1927-la-grande-crue-du-mississipi-de-susan-scott-parrish/ https://www.librairie-ptyx.be/1927-la-grande-crue-du-mississipi-de-susan-scott-parrish/#respond Fri, 05 Apr 2019 06:20:35 +0000 https://www.librairie-ptyx.be/?p=8219

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Des centaines de mort. Des centaines de milliers de personnes déplacées. Des millions d’hectares inondés pendant plusieurs mois. En 1927, la grande crue du Mississipi fut l’une des pires catastrophes que connut les États-Unis.

À quel moment les catastrophes deviennent-elles porteuses de sens?

La déforestation – accentuée par la spéculation financière – , la négation, consciente ou non, de l’immense étendue du bassin hydrologique du fleuve – des décisions prises au nord sans conscience de leur impact au sud – , une conception essentiellement anthropocentrée et positiviste des « réponses » à apporter à des « défis » naturels – on fait le choix d’ériger des levées pour canaliser un fleuve en dépit de sa propension naturelle à la crue – etc. : les causes directes du drame sont aujourd’hui bien connues. Comme le sont également ses conséquences immédiates : l’implication de Herbert Hoover comme de la Croix Rouge, la construction des fameux camps de concentration, la reprise du thème de la crue dans la culture populaire ou littéraire, etc. Si elle en détaille bien les causes et les conséquences directes avec une remarquable et nécessaire précision, le travail de Susan Scott Parris ne se limite pas ici à faire l’histoire de cette crue.

La vie ordinaire se conformait à des modèles catastrophiques.

Alors qu’aujourd’hui encore d’aucuns paraissent méconnaître les conséquences environnementales du moindre de leurs actes, il est frappant de lire qu’en 1927, les causes de cette crue furent non seulement directement identifiées et que la presse s’en fit largement l’écho, mais aussi qu’elle donna lieu à une véritable lecture de ce qui la rendit possible, comme de ce qu’elle révélait. Très rapidement, nombre d’auteurs, d’artistes, de journalistes, d’intellectuels, vont se saisir de l’événement pour, tout à la fois, en éclairer les raisons et l’utiliser comme révélateur des conditions sociales ou politiques de leur temps et des fondements conceptuels qui les sous-tendent. Toute catastrophe est (et ce depuis toujours, Horace en est la preuve) l’occasion d’une saisie sur le vif d’une époque.

À la fois documentation minutieuse d’un fait emblématique et de la recherche de sens qu’il provoqua dans les milieux culturels et intellectuels de son temps, le livre de Susan Scott Parrish interroge avec une intelligence rare la façon dont nous donnons un sens à ce qui fait césure dans notre quotidien.

Susan Scott Parrish, 1927, La Grande crue du Mississipi, Une histoire culturelle globale, 2019, CNRS Éditions, trad. Olivier Salvatori.

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« Theodor W. Adorno, un des derniers génies » de Detlev Claussen https://www.librairie-ptyx.be/theodor-w-adorno-un-des-derniers-genies-de-detlev-claussen/ https://www.librairie-ptyx.be/theodor-w-adorno-un-des-derniers-genies-de-detlev-claussen/#respond Fri, 29 Mar 2019 07:32:03 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8151

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On n’est pas très biographie. Accrochés par l’intérêt qu’on éprouvait pour une pensée ou une oeuvre, les nombreuses fois où nous nous sommes penchés sur un livre censé nous détailler la vie de qui en était l’auteur, nous fûmes déçus. Soit la vie de l’auteur prenait le pas sur notre attente d’en « éclairer » l’oeuvre et nous nous retrouvions alors devant quelque chose d’à ce point détaché de notre intérêt premier qu’il n’en revêtait plus aucun. Soit la volonté affichée du biographe d’expliquer l’oeuvre par la vie occupait à ce point l’espace du livre que celui-ci ne s’affichait plus que comme un énième méta-texte de l’oeuvre elle-même.  Péchant par excès ou manque, la biographie, alors qu’elle se donne précisément pour tâche de le combler ou d’en explorer les moindres recoins, semble irrémédiablement devoir sombrer dans le gouffre entre vie et oeuvre.

[La pensée de Kant] trouve son centre dans le concept d’autonomie, de responsabilité personnelle de l’individu raisonnable, et non dans ces dépendances aveugles dont l’une est la suprématie irréfléchie de ce qui est national. C’est dans l’individu seul que se réalise, d’après Kant, l’universalité de la raison.

Si l’architecture du livre de Detlev Claussen est bien globalement linéaire (on part de la naissance d’Adorno à sa mort), il n’érige pas la chronologie en paradigme du biographe. En maintenant une trame temporelle reconnaissable, il n’hésite pas, tout du long, à devancer le temps ou à le retarder. Une fois c’est l’acte d’enfance qui va servir à « expliquer » la pensée de l’adulte. Une autre fois, c’est le fait survenu à l’enfant qui ne trouve un éclairage que dans ce qui est construit par le philosophe. Là où une rigidité chronologique classique étoufferait le rythme permettant de rendre compte d’une pensée sans cesse en construction, l’auteur, par ses sauts de puce temporel, y introduit une vitalité qui profite autant à l’agrément de lecture qu’à la clarté des idées complexes qui s’y font jour. De même qu’il rompt subtilement avec le classicisme chronologique de la biographie, Detlev Claussen choisit en quelque sorte de décentrer son sujet. Ainsi Adorno est-il autant ici mis en scène que tous ceux qui ont nourri sa pensée. Horkheimer, Kracauer, Mann, Brecht, Bloch, Lang, Marcuse, Benjamin, etc., aux antipodes de satellites gravitant autour d’un centre, sont autant acteurs et artisans de la vie et l’oeuvre d’Adorno que ce dernier des leurs.

L’Autriche tombera entre les mains d’Hitler, et il va, de ce fait, dans un monde complètement fasciné par le succès, se stabiliser de nouveau ad indefinitum et sur la base de la terreur la plus horrible. Il ne fait presque plus aucun doute que les juifs vivant encore en Allemagne vont être exterminés : car ces dépossédés ne seront accueillis par aucun pays au monde. Et une fois de plus il ne se passera rien… 

De cette biographie finalement fort peu « biographique » naît tout à la fois l’image d’un homme visionnaire – la citation ci-dessus date de 1938… – celle de l’époque et de l’entourage qui l’ont permis et celle de la volonté acharnée de certains d’en tirer, via l’exercice d’une intelligence toujours en éveil, les nécessaires leçons. On ne sait si cet homme, ce génie, est bien Theodor W. Adorno, ou même si l’image d’un certain Theodor W. Adorno véhiculée dans ce livre est bien « fidèle » à un quelconque Theodor W. Adorno réel, mais le livre qui en prend le prétexte s’affirme comme l’une des plus passionnantes et des plus remarquables enquêtes qu’il nous ait été donné de lire sur les septante premières années du siècle dernier.

La logique de l’histoire est aussi destructive que les hommes qu’elle produit : où que l’entraîne sa pesanteur, elle reproduit l’équivalent du malheur passé. Normale est la mort.

Detlev Clausen, Theodor W. Adorno, un des derniers génies, Biographie, 2019, Klincksieck, trad. Laurent Cantagrel.

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« Désirer désobéir » de Georges Didi-Huberman. https://www.librairie-ptyx.be/desirer-desobeir-de-georges-didi-huberman/ https://www.librairie-ptyx.be/desirer-desobeir-de-georges-didi-huberman/#respond Fri, 22 Mar 2019 07:21:25 +0000 https://www.librairie-ptyx.be/?p=8204

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Oui, les soulèvements échouent le plus souvent.

Écrits sur une période de plus de deux ans, les quarante fragments réunis ici s’intéressent tous à ce que l’auteur nomme « soulèvement ». En puisant abondamment dans l’histoire écrite des idées et des arts des dix-neuvième et vingtième siècle, Georges Didi-Huberman fait d’abord presque oeuvre encyclopédique. Benjamin, Adorno, Negri, Deleuze, Agamben, Debord, Foucault, Fanon, Rancière, Nancy, ,Vidal-Naquet… la liste s’allonge sans fin des noms de ceux qui ont pensé, théorisé, désiré, sous des vocables parfois divers et divergents, ce qu’était pour eux « se soulever » et dont l’auteur détaille ici les écrits. Au travers de ces fragments se donne donc à lire (grâce à un art très maîtrisé de la citation – cet art si cher à Benjamin) une forme de kaléidoscope des façons (ancrées à gauche s’entend!) d’envisager les différentes manières qu’il y a de se soulever. À côté alors de ces intrusions insistantes dans les théories du « soulèvement », Georges Didi-Huberman convoque là une peinture ou un texte de Michaux, là une photographie méconnue des barricades de 1870 ou là encore une prise de vue cinématographique.

De partout le monde se soulève : puissances. Mais partout, aussi, on construit des digues : pouvoirs. Ou bien on se protège au sommet des falaises, d’où l’on croira dominer la mer. Digues et falaises semblent dressées pour contenir les mouvements mêmes de ce qui se soulève depuis le bas et menace l’ordre des choses d’en haut. Les soulèvements ressembleraient donc aux vagues de l’océan, chacune d’elles contribuant à faire qu’un jour, tout à coup, la digue sera submergée ou la falaise s’écroulera. Quelque chose entre-temps, fût-ce de manière imperceptible, se sera transformé avec chaque vague. C’est « l’imperceptible » du devenir. C’est la puissance de la vague – dans tous les sens du mot puissance -, irrésistible mais latente, inaperçue jusqu’au moment où elle fera tout exploser. Voilà exactement ce que des poèmes, des romans, des livres d’histoire ou de philosophie, des œuvres d’art savent enregistrer en le grossissant, en le dramatisant sous la forme de fictions, d’utopies, de visions, d’images en tout genre.

Ce que permet indéniablement, et remarquablement, Désirer, désobéir, c’est de faire le point sur ces pensées qui ont cherché, derrière le fait même du soulèvement, ce que celui-ci, dans la disparité et la multiplicité de ses instanciations, recoupait de commun. Le désir vécu comme tel, la divergence radicale entre pouvoir et puissance, les relations ambivalentes qu’entretiennent révoltes et révolutions, le caractère spontané du soulèvement, etc. au-delà de ce qui divise ceux qui ont analysé et/ou professé le « soulèvement », l’auteur, dans ce panoptique au scalpel, relève d’abord ce qui en fait le commun. Mais aussi, en lui dénichant des expressions moins évidemment théoriques et politiques, majoritairement en provenance du champ esthétique de l’image, quitte à ce que ces expressions inattendues soient venu abreuver après-coup la réflexion théorique en tant que telle (telle l’ange de Klee la pensée benjaminienne), il l’éclaire d’un jour neuf et bienvenu.

La vie est à nous, si l’on y parvient. Un problème supplémentaire à cette difficulté intrinsèque, c’est qu’il n’y a pas de nous pour accorder ensemble les multiples notions à se faire de ce nous.

Le problème est qu’à détailler avec autant de précision, sur cette notion précise, la pensée de la philosophie politique de gauche, on en vient malheureusement à éclairer aussi ses apories. À forcer Spinoza ou Nietzsche à gauche, à chercher à esthétiser la révolte, à chercher à cerner un fait aussi trivial qu’une « révolte » (quel que soit le nom dont on l’affuble) par la production d’allégories ou de métaphores, à s’ingénier à déterminer de quelle notion du désir, lacanienne, freudienne ou nietzschéenne, ressortit le mieux le phénomène du soulèvement, on en vient à se couper de fait de son sujet. Sous le prétexte de toujours chercher à comprendre mieux, on s’enferre dans un verbiage certes beau, certes intelligent, certes pétri des meilleurs intentions, mais creux. À broder sans fin – et même avec intelligence – autour d’un fait pourtant si concret, on le fait disparaître. Comme s’il s’agissait à chaque fois plus de faire advenir un soulèvement selon ses vœux, parfaitement compatible avec l’image qu’on s’en était formé, que de véritablement en étudier les très pragmatiques occurrences pour en tirer des conclusions applicables à chacun. Et malheureusement, l’analyse qui rend ici compte de ses apories, s’y enclos à son tour. Ce qui, paradoxalement, ne la rend cependant pas moins utile.

Georges Didi-Huberman, Désirer, désobéir, Ce qui nous soulève I, 2019, Minuit.

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« La Mort par les plantes » de Helmut Eisendle https://www.librairie-ptyx.be/la-mort-par-les-plantes-de-helmut-eisendle/ https://www.librairie-ptyx.be/la-mort-par-les-plantes-de-helmut-eisendle/#respond Sat, 09 Mar 2019 08:09:02 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8142

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La Mort par les plantes, en 33 fiches pratiques et magnifiquement illustrées, vous apprend tout ce qu’il faut savoir sur les plantes toxiques. Noms, propriétés, effets, dose minimale, dose létale, voie d’administration, étude d’un cas réel : vous n’ignorerez plus rien des façons variées de faire souffrir et d’assassiner grâce aux plantes.

Vous êtes faible. Vous êtes sans arme. Vous désirez vous débarrasser définitivement, à peu de frais et en toute sécurité, d’un raseur prétentieux, d’une mère violente, d’un enfant tyrannique, d’un époux toxique, d’un patron imbu, d’un politicien corrompu, d’un policier tortionnaire : ce livre est un outil indispensable. La Mort par les plantes, c’est le meurtre – et donc le pouvoir – à portée de tous.

Il est temps, d’un point de vue humain, de déplacer le rapport de force, en ce qu’il conditionne le bonheur et tel qu’il s’exerce entre asthéniques et sthéniques, en faveur des premiers. Ce livre représente un moyen d’atteindre cet objectif. […] La lecture de ce glossaire constitue la condition intellectuelle préalable à l’exercice du pouvoir. Le glossaire est par conséquent un outil de pouvoir.

Introduit par une préface où le narrateur expose les bénéfices de la plante toxique pour renverser les rapports de pouvoir et clôturé par un index non pas des plantes elles-mêmes mais des effets provoqués par celles-ci*, La Mort par les plantes est bien plus qu’un simple manuel dotant le faible des outils de sa libération. À la fois exercice révolutionnaire, blague potache, exercice de l’outrance, analyse des mécanismes de pouvoir, passage en revue des diverses formes d’oppression et (hé oui) véritable manuel pratique, La Mort par les plantes est aussi irréductible à un genre que sont indiscernables les intentions réelles de son auteur.  Autant essai que fiction, aussi jouissif qu’indispensable, aussi irrévérencieusement drôle que désespérément sérieux, La Mort par les plantes est un ouvrage… de littérature**.

Helmut Eisendle, La Mort par les plantes, Vies Parallèles, 2019, trad. Catherine Fagnot.

*ce qui vous permettra, le cas échéant, de choisir la plante idoine en fonction de l’effet recherché…

**ce qui veut donc dire aussi que l’éditeur (et le vendeur) de ce livre ne pourra en aucun cas être tenu responsable d’une utilisation au premier degré de l’ouvrage, cela va de soi…

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« Idéogrammes acryliques » de Cécile Mainardi. https://www.librairie-ptyx.be/ideogrammes-acryliques-de-cecile-mainardi/ https://www.librairie-ptyx.be/ideogrammes-acryliques-de-cecile-mainardi/#respond Tue, 05 Mar 2019 09:39:56 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8135

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à la liste des objets finalement jamais retrouvés parce que pas même considérés comme perdus reste néanmoins associée la liste très abstraite des mots qui leur correspondent appelons-les les mots-radiateurs des mots livrés à des conditions d’existence atmosphérique particulières quand on y pense à supposer qu’on ait momentanément accès à cette liste se servir de ces mots ferait-il se retrouver ces objets ou signerait-il leur perte définitive et tout autre mot extérieur à cette liste que pourrait-il donc faire retrouver oui quoi?

Entre un objet et qui regarde ce qui en est dit, il y a et les mots et la forme que ceux-ci dessinent sur la page. Parfois ces mots et leur forme peuvent comme se conjoindre pour faire naître, ou tenter de faire naître, dans l’esprit de celui qui regarde, une image qui puisse faire retour vers l’objet en question. Mais précisément et malgré tous ces dispositifs, en question l’objet demeure. Car toujours quelque chose échappe de l’objet dans cet entre-deux que lui bâtissent les mots censés le dire.

je fais un pas de plus en direction de la vérité non nommée des choses

Se souvenant d’Apollinaire et de ses Calligrammes, Cécile Mainardi avait d’abord composé les poèmes de ce recueil en en reprenant à première vue le principe. Pour le dire simplement, la forme des mots qui parlaient de l’objet dessinaient cet objet. Peu à peu cependant, un traitement après l’autre, la silhouette a disparu, ne laissant après que les mots débités en un fin trait vertical verticalement centré sur la page. Comme l’auteure en fait part en exergue de son livre, le lyrique Apollinairien se mâtine d’âcreté. Séparé alors de la silhouette à laquelle il renvoyait – la silhouette renvoyant elle-même plus directement à la chose – , le poème conserve par-devers le sacrifice de cette évidence une trace supplémentaire de son rapport à la chose. Se faisant dépositaire de ce mystère (comment se fait-il que quelque chose demeure de ce qui disparaît?) la poésie de Cécile Mainardi, avec subtilité et humour, explore ce que rend irréductible la médiation par les mots.

toute présence de jaune rend la montée des blancs plus difficile car les molécules tension-actives et les graisses présentes dans le jaune qui se lient aux protéines du blanc gênent l’établissement du réseau nécessaire pour emprisonner l’air je cherche à emprisonner de l’air dans les phrases je cherche à monter la prose en neige je cherche à aérer le monde avec ma voix

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, 2019, Flammarion.

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« Fair-play » de Tove Jansson https://www.librairie-ptyx.be/fair-play-de-tove-jansson/ https://www.librairie-ptyx.be/fair-play-de-tove-jansson/#respond Fri, 01 Mar 2019 07:24:05 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8171

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Verity avait pris leur vie de voyageuses en main et l’avait organisée à sa manière. De toute évidence, elle était une perfectionniste dotée d’une bonne dose de non-conformisme. Elle avait rangé leurs affaires de façon symétrique, mais avec une certaine exubérance. Elle avait aligné leurs souvenirs de voyage sur la commode dans un ordre qui ne manquait pas d’ironie ; les chaussons étaient posés nez à nez, les chemises de nuit se tenaient par la main. Sur les oreillers elle avait mis les livres qu’elle appréciait – ou qu’elle n’aimait pas – les cailloux ramenés de Death Valley servaient de marque-pages. Ces vilaines pierres avaient dû la faire rire. Verity avait donné un visage à leur chambre.

Fair-Play conte, en une quinzaine d’épisodes, la vie de Jonna et Mari entre leur appartement d’Helsinki, la maison qu’elles partagent sur une île difficilement accessible, leurs promenades et leurs quelques voyages. Toutes deux artistes, elles filment, écrivent, peignent, mais surtout, aussi bavardes que bienveillantes, elles parlent. De tout et de rien. De leur vélléités artistiques, des autres, du temps, du bateau que la tempête menace de faire couler, de leur invitée qui craint l’orage, de la femme de ménage de leur hôtel qui leur déconseille d’aller visiter Tucson, de leur âge. D’un micro-événement l’autre, chaque chose, chaque moment trouve sa saveur unique des débats aussi passionnés que tendres qu’ils occasionnent. Par un coq-à-l’âne savamment orchestré, Tove Jansson parvient à démontrer que c’est moins une chose, quelle qu’elle soit, qui acquiert une importance, que la forme qu’elle prend dans les tentatives pour l’exprimer. Ce faisant, avec une délicatesse rare, elle nous invite à percevoir à nouveau ces infimes détails qui donnent une valeur au moindre instant.

La pièce avait quatre fenêtres, car la mer était belle dans toutes les directions. À l’approche de l’automne, l’île recevait la visite d’oiseaux exotiques en route vers le sud. Il leur arrivait de tenter un passage à travers l’une des fenêtres, vers la lumière d’en face, comme on passe à travers les branches des arbres dans la forêt. Les oiseaux morts se retrouvaient par terre, les ailes déployées. Jonna et Mari les déposaient sur le rivage abrité pour que le vent de terre les emporte.

Tove Jansson, Fair-play, La Peuplade, 2019, trad. Agneta Ségol.

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« Robledo » de Daniele Zito https://www.librairie-ptyx.be/robledo-de-daniele-zito/ https://www.librairie-ptyx.be/robledo-de-daniele-zito/#respond Tue, 26 Feb 2019 07:29:03 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8139

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Elle avait fini par travailler dix à douze heures d’affilée par jour pour le pur besoin de travailler, sans prétendre à la moindre rétribution ou satisfaction personnelle, acceptant des conditions souvent humiliantes qui étaient une offense à sa dignité de travailleuse et de femme. Dominée par cette obsession, elle avait décidé de s’ôter la vie précisément là où, selon ses propres mots, tout avait commencé, à savoir chez Décathlon.

Et si le travail, de valeur qu’il est encore souvent, se transformait en idéal. Et si, du désespoir désargenté dans lequel ils végètent, les sans-emplois s’adonnaient, jusqu’à ce que mort s’ensuivent, au travail pour le travail. Et si tout cela devenait bel et bien réel…

Constitués en groupuscules secrets, les membres de TPT (TravailpourleTravail) s’affublent des tenues de travail des grandes enseignes (Ikea, Décathlon, etc.) et prestent dans une joie retrouvée les heures normales d’une journée de travail normale. À la différence notable qu’ils n’ont ni contrat ni salaire. Seul compte le travail exercé pour lui-même jusqu’à la parfaite réalisation de celui-ci, le décès sur le lieu de travail même.

Personne ne se demandait qui il était. Personne ne lui demandait qui il était. Il n’avait pas de contrat, il n’avait pas de salaire, il n’avait rien, il se contentait de travailler, de manière irréprochable. Plus il travaillait, plus son inquiétude disparaissait. Il n’avait pas besoin d’autre chose.

Véritable lecture de ce qu’est le travail salarié lorsqu’il est pensé jusque dans les derniers retranchements de sa logique, Robledo est à la fois une fiction sur le monde du travail, l’une de ses analyses les plus lucides, et une fantastique mise en question des procédés par lesquels une réalité peut se dévoiler à nous. En se présentant comme une sorte de rapport-expertise-testament d’un journaliste dont il est rappelé constamment qu’il convient de s’en méfier, Robledo joue intelligemment sur les fractures infimes qui séparent parfois la réalité la plus triviale et le fantastique gore. L’absurde naît ainsi moins de la contradiction d’avec le réel que d’avec sa continuation abrupte la plus naturelle. Le travail décrit dans Robledo est bien le nôtre…

ce sont les mots qui créent les faits et non le contraire.

Daniele Zito, Robledo, 2019, Bourgois, trad. Lise Chapuis.

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« Arcueil » de Aleksandar Becanovic https://www.librairie-ptyx.be/arcueil-de-aleksandar-becanovic/ https://www.librairie-ptyx.be/arcueil-de-aleksandar-becanovic/#respond Mon, 18 Feb 2019 15:53:38 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8127

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Ou.

Il y a le Marquis de Sade figure de la révolution sexuelle. Il y a le Marquis de Sade figure de proue de la gauche libertaire. Il y a le Marquis de Sade simple criminel et pervers notoire. Il y a le Marquis de Sade réactionnaire. Il y a le Marquis de Sade figure de l’écrivain de génie incompris. À part sans doute un Marquis de Sade bon père de famille ou un Marquis de Sade calotin, l’illustre Marquis fut et est encore ramené à des fonctions et des valeurs d’exemples aussi diverses qu’antagonistes. Volonté de plaquer sur une figure emblématique car sulfureuse les préoccupations révolutionnaires d’une époque ou méconnaissance triviale, il est un fait certain que la figure du « divin Marquis » divise autant qu’elle attire. Et les événements d’Arcueil, qui ont fondé le « mythe », trouvent, en fonction des thèses divergentes qu’est censé appuyer le Marquis, des explications radicalement différentes et incompatibles entre elles.

Ainsi qu’il me l’a dit, et quoique ne doutant pas pour sa part de leur véracité, les faits ne sont pas entièrement établis car une foultitude d’événements sont ombrés de doute et sans témoins désireux d’engager leur autorité personnelle  afin que les détails essentiels apparaissent au grand jour.

À proprement parler, l’auteur ne se donne pas ici pour rôle de retrouver la vérité du Marquis de Sade, mais plutôt d’en questionner l’impossible postérité. En croisant les intervenants et les paroles – une lettre du Marquis, un journal, un « narrateur objectif », le témoignage de Rose Keller, etc. – Aleksandar Becanovic met en évidence l’impossibilité qu’il y a à déceler puis dire la vérité d’un fait, et plus encore à saisir la vérité de la personne qui l’a commis, quand ce fait et cette personne ont fait l’objet d’un traitement médiatique d’ampleur. Ce qui s’est passé réellement dans cette chambre à Arcueil, dont dépendra l’historicité du Marquis de Sade, ne peut être découvert et dit indépendamment de la suspicion ou de la confiance qu’on accordera à telle ou telle parole. Le Marquis de Sade est-il un simple pervers ou un tortionnaire sanguinaire ? Rose Keller n’est-elle bien que l’innocente victime ? Seul le doute est certain. Et le surcroît considérable d’attention que sa médiatisation engendrera ne fera qu’en démultiplier les effets.

pourquoi la victime a-t-elle toujours les yeux stupéfaits?

pourquoi la victime a-t-elle toujours les yeux apaisants?

pourquoi la victime a-t-elle toujours les yeux vides?

Arcueil ne vante pas le doute. Aleksandar Becanovic n’est pas le défenseur ardent d’un scepticisme échevelé. Mais, en le mettant habilement en scène, il alerte sur l’irrémédiable fragilité de tout fait et de la nécessaire méfiance à accorder à ce que la postérité bâtit sur celui-ci. Et cela quand bien même ce scepticisme construirait aux faits eux-mêmes des vérités plurielles.

C’est le devoir de tout véritable écrivain que d’informer totalement un auditeur attentif sur un événement qui l’intéresse, dans le respect des principes et du drame et de la vérité.

Aleksandar Becanovic, Arcueil, 2019, Do, trad. Alain Cappon.

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