Zones sensibles – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « 4 » d’Alexandre Laumonier. https://www.librairie-ptyx.be/4-dalexandre-laumonier/ https://www.librairie-ptyx.be/4-dalexandre-laumonier/#respond Fri, 18 Jan 2019 07:18:00 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=8036

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Il est indubitablement difficile d’expliquer à de paisibles retraités que des traders ont besoin d’un pylône de 322 mètres pour gagner quelques microsecondes de temps de latence afin de réaliser 0,01 euros de profit par transaction, laquelle a lieu dans un serveur de quelques centimètres carrés, lui-même enfoui dans un data center de plusieurs dizaines de milliers de kilomètre carrés.

S’il n’est pas aisé d’expliquer cela à de paisibles retraités c’est certainement car il n’est naturel pour personne que de telles relations au temps et à l’espace puissent coexister. Ce mélange très pragmatique – quoi de plus pragmatique que l’argent – de l’infime temporel et du gigantisme spatial parait tout à fait contre-intuitif. Le rappel de la matérialité bien tangible de ce que l’on a pris l’habitude de définir comme « dématérialisé » est souvent douloureux.

Le temps c’est de l’argent. Cette antienne devenue cliché est d’autant plus vérifiable en un lieu – l’espace boursier – où des masses colossales de devises sont échangées, et en un temps où un bit peut voyager à une vitesse qui s’approche toujours plus de celle de la lumière. Être informé avant les autres c’est pouvoir gagner plus d’argent. Si, au début du siècle dernier, une avance de quelques jours ou quelques heures sur votre concurrent (par exemple quant à une fluctuation de prix de matières premières) pouvait vous permettre de prendre « plus rapidement » que lui les bonnes décisions et d’emmagasiner plus de profits, aujourd’hui le laps de temps s’approche de la microseconde. Traitée par des algorithmes surpuissants, véhiculée par des fibres optiques ou par des ondes, l’information est analysée et voyage aujourd’hui à des vitesses telles qu’un laps de temps humainement perceptible (une seconde, un clignement d’œil)  paraît une éternité. Et durant cette éternité, des masses colossales d’argent peuvent être perdues ou gagnées. Ainsi, les sociétés de trading cherchent-elles par tous les moyens possibles à disposer de l’information quelques microsecondes avant leurs concurrentes. Jusqu’à délaisser la fibre optique, trop lente, pour les micro-ondes. Jusqu’à défigurer des paysages millénaires avec des tours gigantesques. Jusqu’à tenter de séduire secrètement des habitants d’immeubles en bord de mer pour y installer des antennes.

En investissant 6.5 millions d’euros dans une infrastructure haute de 243,5 mètres, la société de Chicago gagna plus ou moins 10 microsecondes de temps de latence, soit 0,00001 seconde, soit cent fois moins de temps qu’il n’en faut à un humain pour cligner de l’œil. La « valeur » d’une microseconde était donc, en 2013, de 650.000 euros […] cinq ans plus tard, à Aurora, une microseconde nécessitait un investissement de 14 millions de dollars. 

Ce qui fait 50400000000000000 dollars/heure ou, dit autrement, 50 millions 400 milles milliards de dollars de l’heure…

Raconter, aussi précisément que possible, décrire les faits, scrupuleusement, et s’y arrêter, quand ceux-ci révèlent justement une inextinguible fuite en avant, suffit parfois. Plus précisément encore, c’est quand des faits semblent à ce point tendre vers l’acmé d’un processus en cours depuis des lustres qu’il convient de les circonscrire au mieux, pour en faire jaillir non pas seulement leur absurdité, mais la nécessité de leurs contraires. Quand elle est intelligente, comme ici, la description vaut tous les bavardages.

Alexandre Laumonier, 4, Zones Sensibles, 2019.

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« Stratégie pour deux jambons » de Raymond Cousse. https://www.librairie-ptyx.be/strategie-pour-deux-jambons-de-raymond-cousse/ https://www.librairie-ptyx.be/strategie-pour-deux-jambons-de-raymond-cousse/#respond Fri, 18 May 2018 07:29:42 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7628

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Pourvu que l’on sache limiter ses ambitions, la situation est parfaitement supportable ici, je veux dire pour un cochon ordinaire.

Ah la fable! Que ne permet-elle pas de lire, par le truchement d’un autre, de ce que nous prenions tant soin à dissimuler de nous-mêmes! Que l’animal – le rat, le lièvre, l’âne, que sais-je encore? – s’anime sous la plume d’Ésope, de La Fontaine ou de Tchouang-Tseu, qu’occasion lui soit donnée de s’exprimer enfin dans une langue que l’homme puisse comprendre, et c’est ce dernier qui se découvre à lui-même.

Certes, dira-t-on, la liberté d’action est indiscutable. Mais la liberté de pensée dans tout ça? Car si la liberté d’action n’est pas à dédaigner, elle n’est rien, ne l’oublions pas, sans la liberté de pensée. Je n’irai donc pas par quatre chemins : ma liberté de pensée est rigoureusement égale à ma liberté d’action.

Avec Raymond Cousse, c’est un cochon, dans l’attente sage et éclairée de son passage entre les mains du boucher, qui reçoit une voix. Sevré, castré, enfermé dans deux mètres carrés, engraissé, abattu le 240 ème jour de son existence après un jour de jeûne, le cochon sait tout, ou presque, de son passé comme de son destin. Au lieu de s’en offusquer, voire d’y opposer des vélléités rebelles, le cochon, « philosophe », s’ingénie au contraire à bâtir sur ce destin même des raisons qui le justifient. Loin de l’attrister, sa tragédie personnelle, qui en vient alors à perdre toute teinte tragique, vient fonder celle, dès lors nécessaire, de la communauté à laquelle il appartient, celle des cochons. Le cochon est enfermé : cela, tout d’abord, n’est pas bien grave, mais, mieux encore, cela profite à lui-même comme à l’espèce. Le cochon est castré : quel plaisir que de ne pas succomber à la vulgarité frénétique de la sexualité et de savoir, en sus, que l’ablation va profiter à la qualité gustative du jambon. Et, in fine, de justification en justification, le cochon devient le plus sur ami de l’équarrisseur.

Mais puisqu’on m’y contraint, je n’hésite plus à affirmer que loin d’être la pure contingence qu’on prétend, la vie du cochon a un sens. Qui plus est, un sens obligatoire. Ce sens faute de quoi on chie sur ses ancêtres c’est premièrement le pré, deuxièmement le local, troisièmement l’abattoir.

D’un éclat de rire l’autre, la fable de Cousse est celle du consentement. Non pas ce consentement qui serait obtenu car arraché, mais celui, bien plus pernicieux, dont, patiemment, méticuleusement, nous construisons inlassablement les bases. Jusqu’à construire celles, non plus de l’acquiescement béat, mais des mécanismes mêmes qui nous oppriment.

Raymond Cousse, Stratégie pour deux jambons, 2018, Zones Sensibles.

 

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« Attentats-suicides » de Talal Asad. https://www.librairie-ptyx.be/attentats-suicides-de-talal-asad/ https://www.librairie-ptyx.be/attentats-suicides-de-talal-asad/#respond Tue, 20 Feb 2018 07:43:34 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7472

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Mais comment peut-on prétendre savoir ce qui traverse l’esprit d’un assaillant avant qu’il ne se suicide? Tout récit accrocheur sur le suicide repose sur l’intérêt qu’il suscite en spéculant sur les états intérieurs du suicidé. La mystification du suicide comme pathologie ne fait qu’alimenter le fantasme de pouvoir accéder à cette dimension.

L’immense majorité des livres qu’on a vu fleurir ces dernières années sur la question de l’attentat-suicide se présentaient comme des tentatives de répondre à la question des ses motivations profondes. Que ces tentatives aient été honnêtes (la question est, oui, vraiment intéressante) ou simplement putassières (l’attentat-suicide, ça fait vendre du bouquin), elles s’articulaient toutes autour de notre incompréhension et de notre fascination face à un acte qui nous paraissait en rupture radicale avec, au choix, notre mode de vie ou notre mode de pensée. Résolument envisagée sous l’angle du choc des civilisations – même si c’était pour déclarer être en rupture avec l’évidence présumée de son constat -, toujours, mais sous diverses formes, la thèse reposait d’une part sur l’existence de raisons précises qui auraient pu expliquer l’acte, d’autre part sur la possibilité de pouvoir les connaitre.

Mais une chose demeure particulièrement intrigante : l’ingéniosité ainsi déployée par les discours libéraux pour humaniser des actes inhumains.

La réflexion de Talal Asad ne part pas de l’attentat-suicide. Il part des discours qui ont été façonnés sur lui. Á travers une double démarche, d’un côté il entend démontrer l’impossibilité de connaitre vraiment les raisons de ce phénomène particulier, aussi intriguant et fascinant soit-il, et d’un autre, via les erreurs qu’il décèle dans leurs recherches parfois obstinées, il tente de saisir les raisons même, non de l’acte, mais de la recherche de ses causes. D’où vient l’horreur que tous nous ressentons face aux représentations visuelles ou verbales des attentats-suicides alors même qu’instinctivement nous comprenons que celle ressentie face à des actes de guerre « communs » ne lui est apparentée que de loin? Notre assimilation de l’attentat-suicide à un sacrifice ne revient-elle pas à l’investir d’une signification chrétienne ou post-chrétienne qui, si ses motivations apparentes ou sous-jacentes montrent un rapport évident avec l’islam, lui offre alors un modèle d’explication schizophrénique?  Toutes questions – et bien d’autres – dont la façon même avec laquelle on cherche à y trouver des réponses éloigne d’une quelconque solution. Derrière ces questions psychologiques, morales ou politiques et les impasses auxquelles y mènent nos modalités de recherche s’en logent d’autres, anthropologiques celles-là, sur lesquelles ce livre offre par contre un éclairage absolument essentiel.

Si un fait demeure inconnaissable, du moins nous reste-t-il nos tentatives pour chercher à y atteindre. A défaut de pouvoir connaitre vraiment le fait qui les fonde, pouvons-nous alors mieux nous connaitre nous-mêmes…

Talal Asad, Attentats-suicides, Questions anthropologiques, 2018, Zones sensibles, trad. Rémi Hadad.

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« Brouillards toxiques » de Alexis Zimmer. https://www.librairie-ptyx.be/brouillards-toxiques-de-alexis-zimmer/ https://www.librairie-ptyx.be/brouillards-toxiques-de-alexis-zimmer/#respond Tue, 22 Nov 2016 07:37:07 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6283

Lire la suite]]> Brouillards toxiques

 

« Le jour où la machine à vapeur a été trouvée, l’esprit humain a fait un pas immense vers son émancipation […] N’oublions pas que ce jour-là, c’est à la machine à vapeur, et par conséquent à un morceau de charbon, que nous aurons dû ce grand phénomène social. » Désormais « s’émanciper » suppose une consommation massive d’énergie fossile.

Entre le premier et le cinq décembre 1930, un brouillard d’une rare densité recouvrit l’Europe. De l’Angleterre au cœur de l’Europe continentale, les conséquences s’en font sentir : ralentissement des moyens de communication, accidents de la circulation, etc… Rien que d’habituel en somme. Si ce n’est que, non loin de Liège, dans une partie encaissée de la vallée de la Meuse, le brouillard parait, parmi les hommes et les bêtes, avoir mystérieusement semé la mort.

Des poussières, des gaz, des fumées, des usines, un brouillard, une vallée encaissée, une chute brusque des températures, leur inversion à une certaine hauteur, la vapeur d’eau qui se condense sur des tonnes de suie en suspension, des corps malades, prédisposés — corps « tarés », vies « hypothéquées » — et des morts… tout s’est emmêlé, jusqu’à produire sur les corps et les voies respiratoires — pharynx, larynx, trachées, bronches et alvéoles, cœur et système circulatoire — des altérations qui ont tué. La cause se dilue et, avec cette dilution, les critères d’imputation d’une responsabilité sont insaisissables. Ils se disséminent dans un écheveau de relations mêlant indistinctement des objets, des particules, des machines, des corps fragiles, des pratiques industrielles, des abstractions et des flux météorologiques bien concrets.

Très rapidement, la presse internationale s’empare du cas, des politiques sont interpellés, des experts sont désignés, des doigts sont pointés. Et les questions fusent : l’industrie est-elle responsable? les politiques et les industriels avaient-ils connaissance des risques? quelles mesures prendre pour éviter que le drame ne se reproduise plus? quelles voix sont autorisées à rendre compte et juger de l’événement?

Dans cette histoire, la différence entre inconvénient et dommage, impression et réalité, incommodité et insalubrité est le signe d’une dépossession. Seul l’expert sait interpréter de façon adéquate et par le détour de la science, ce dont les perceptions sensorielles — l’odeur et la vue en particulier — sont la manifestation. Ce savoir lui confère légitimité et autorité, un pouvoir de disqualifier les signes, les paroles et les énoncés jugés inappropriés, des énoncés se tenant sous le seuil d’une certaine scientificité dont il est le garant. Pour les experts, un corps sensible, un corps parlant est un corps qui se leurre. Un bon corps, un corps plausible, un corps à partir duquel un savoir à prétention scientifique peut être construit, est un corps abstrait, un corps réduit à son anatomie ou à certaines de ses fonctions physiologiques ou, comme en attestent les autopsies, un corps mort. Du moins un corps dont les signes d’altération s’ajustent a priori à leur méthode. Littéralement, dans cette histoire, seuls les experts savent respirer.

C’est bien connu : les faits parlent souvent mieux que les discours qui tentent d’en rendre compte. Mais que dire alors de ce qui fut dit des faits? Alexis Zimmer fait d’abord ici oeuvre d’historien. Mais d’un historien qui tente moins de documenter un phénomène que de nous confronter avec les mots et les discours sous lesquels celui-ci tend alors à disparaître. En faisant se rencontrer l’histoire longue (la constitution géologique du charbon) et la courte (le drame « industriel » et les rapports – techniques, médiatiques, politiques – qui en furent tirés en son temps), il parvient à conjoindre dans son récit, presque par la seule grâce de l’accumulation des faits, à la fois une lecture éclairante d’un événement et l’analyse glaçante de ce qui en fut fait. Et de ce que nous continuons à faire d’événements semblables.

Dans le creux des conflits exposés précédemment, une nouvelle atmosphère était produite. Une atmosphère susceptible d’accueillir par la constance de ses proportions universelles en certains éléments fondamentaux, la quantité toujours plus grande de gaz rejetés par le déploiement de la nouvelle industrie. En même temps que l’atmosphère subissait l’une des plus grandes transformations matérielles d’origine anthropique de son histoire, la problématisation et l’objectivation des rapports qu’entretenaient les hommes à cette dernière subissaient une refonte décisive. L’air ou les airs multiples et agissants d’ancien régime laissèrent la place à une atmosphère universelle, un fond indifférencié, relativement homogène, identique en tout lieu et en tout temps. Une atmosphère qui servit de matrice épistémologique à la pollution et à l’appréhension des nuisances du déploiement industriel.

Aujourd’hui, comme alors, ce sont bien les conditions climatiques – souvent alors associées à l’adjectif « exceptionnelles » – qui sont avancées en première instance comme causes mortifères de l’atmosphère. Ce sont elles qui « concentrent » les polluants ou « empêchent leur dilution ». Aujourd’hui, comme en 1930, ce sont des experts qui sont chargés « d’évaluer » les méfaits d’un toxique sur un corps moyen et d’en définir des « limites d’absorption acceptables », parfois en contradiction – voire au mépris – avec les corps individuels. Un des immenses mérites de ce livre est là : de nous faire constater qu’en un peu moins de cent ans, rien n’a fondamentalement changé dans les discours que nous formons pour rendre compte des dangers que nous créons. Et qu’il convient de rénover en profondeur les phrases censées analyser ces « manques d’air » et les paradigmes dont ils sont issus. A moins, bien sûr, que de s’étouffer toujours plus et de s’en satisfaire…

L’air que nous respirons est chargé de poussières et de gaz toxiques, mais aussi d’histoires entremêlées et indémêlables et nous n’en sentons que si peu. Puisse l’histoire qui suit nous apprendre, même un peu, à respirer autrement et à frayer les voies d’un monde plus respirable.

Alexis Zimmer, Brouillards toxiques, 2016, Zones Sensibles.

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« De la réception et détection du # baratin pseudo-profond » https://www.librairie-ptyx.be/de-la-reception-et-detection-du-baratin-pseudo-profond/ https://www.librairie-ptyx.be/de-la-reception-et-detection-du-baratin-pseudo-profond/#comments Tue, 28 Jun 2016 06:11:44 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6135

Lire la suite]]> BaratinAh comme les mots, parfois, permettent de vêtir l’ignorance! Ou du moins à hausser celui qui les articule plutôt qu’à exprimer quelque sens que ce soit. Sur le fumier des sémantiques kantienne, heideggeriennes, hermetico-trismégiste, plotinienne ou deleuzienne – la deleuzienne est actuellement très féconde -, que ne s’élèvent de coqs chantant faux mais fort leur seule gloire.

« Mon travail questionne les plis. »

« Le plan d’immanence subsume son propre dehors. »

« Le sens caché transfigure une beauté abstraite à nulle autre pareille. »

Trois phrases (les deux premières sont tirées de contextes réels – on dira pas d’où… -, la troisième du livre en question) qui ont comme point commun de pouvoir être regroupées sous le terme générique de baratin pseudo-profond. C’est-à-dire des phrases dont le producteur n’a pas pour volonté d’exprimer une vérité*, quelle qu’elle soit. Son intention – celle du locuteur -, si elle n’est nécessairement pas de perdre l’auditeur, est d’habiller son discours des oripeaux de la profondeur suffisamment pour induire chez lui une admiration pour qui l’a produite, mais sans s’inquiéter aucunement que ce discours soit producteur de sens.

La « profondeur » apparaît donc (en général) comme un élément constitutif du baratin : par son intermédiaire on cherche plus à impressionner qu’à informer, plus à courtiser qu’à instruire.

Le livre s’intéresse, comme son titre l’indique, à la réception et la détection de ce type de discours, indépendamment de ces conditions de production. Autrement dit, qui sera enclin à accorder de la profondeur à un énoncé qui n’en a aucune? Quelles sont les conditions psychologiques, sociologiques, contextuelles, qui prédisposent certaines personnes à se laisser berner par des phrases qui n’ont aucun sens et, même, à leur en concéder un qui soit essentiel? En proposant au lecteur de découvrir cinq études précises et rigoureuses sur le sujet, mises en perspective par un débat final, les auteurs apportent un éclairage utile sur ce qui, par définition, ne peut gagner qu’à condition de rester obscur. En analysant nos propres tendances à conférer du sens à ce qui n’en a aucun – et qui n’a pas pour fonction d’en avoir -, cette étude permet de nous garder de notre propre confiance en la parole de l’autre quand celle-ci se pare cuistrement des attributs du savoir. A l’ère de l’accélération du baratin pseudo-profond – que ne manque pas d’induire le galop technologique actuel -, cette analyse docte et drôle sur le fumeux s’avère d’utilité publique!

Le baratin, même considéré comme profond, reste du baratin.

Gordon Pennycook, James Allan Cheyne, Nathaniel Barr, Derek J. Koelher, Jonathan A. Fugelsang, Craig Dalton, De la réception et détection du # baratin pseudo-profond, 2016, Zones Sensibles, trad. Christophe Lucchese.

*l’excuse est toute trouvée : « Quelle prétention que de prétendre qu’il puisse y en avoir une, de vérité, et que j’en serais le messager! »

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« L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert » de Keith Basso. https://www.librairie-ptyx.be/leau-se-mele-a-la-boue-dans-un-bassin-a-ciel-ouvert-de-keith-basso/ https://www.librairie-ptyx.be/leau-se-mele-a-la-boue-dans-un-bassin-a-ciel-ouvert-de-keith-basso/#respond Tue, 10 May 2016 06:11:04 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6035

Lire la suite]]> L'eau se mêle à la boue dans un basin à ciel ouvert.Les lieux font autant partie de nous que nous faisons partie d’eux.

Un lieu n’est pas qu’un agrégat de pierres, de bois, de terres, de matières. Il se compose au moins autant des peurs, des souvenirs, des désirs que nos histoires y ont greffés. En cela les lieux des populations amérindiennes et les nôtres ne sont pas différents. La prise en compte, par contre, de cette inscription complexe et réciproque du sujet dans le paysage et du paysage dans le sujet, est bien différemment abordée et comprise selon qu’on est un apache occidental ou un bruxellois pur jus. Tout au plus pensée métaphoriquement chez le second, cette inscription mutuelle est à l’origine, dans le chef du premier, d’une construction ancestrale particulière et originale des rapports sociaux.

le passé est inscrit dans le paysage.

Rochers verts côte-à-côte qui saillent jusque dans l’eau, Chemin qui s’étend le long de rochers brûlés, Clairière circulaire aux fins peupliers, Elle porte son frère sur son dos, Saules gris forment un coude dans un tournant, Lézards qui s’enfuient par devant, Chemin vers la vie qui va en s’élevant : ce qui frappe à la première écoute des toponymes apaches, ce sont leur extrême précision et l’idée, par delà cette précision, qu’ils racontent quelque chose d’autre qui ne soit pas seulement destiné à les situer. Loin de représenter une transcription outre-atlantique d’un romantisme du lieu, cette pratique toponymique revêt en fait des fonctions inattendues…

Sans vouloir dévoiler trop de ce magnifique livre, ni donner l’impression de le résumer à gros traits, le procédé toponymique apache fonctionne à peu près sur ce principe : dans une assemblée, une personne autorisée va conter une histoire liée à un lieu pour rappeler indirectement à une personne présente dans l’assemblée que celle-ci transgresse un interdit, espérant que le message sera compris et suivi d’effet, le lieu dans le paysage fonctionnant alors comme un rappel éthique au yeux de tous.

les conteurs sont des chasseurs – et leurs récits sont autant de flèches qu’ils décochent.

« Parler avec les noms », soit parfois juste répéter des toponymes, et égrener les « histoires-mondes » qui sont liées aux lieux permet de soulager, de recadrer, de ré ancrer historiquement. La relation au lieu n’est nullement contemplative. Permettant une lecture spatiale de l’histoire et du lien social, le lieu, nommé d’abord par l’ancêtre puis par ses descendants, est l’occasion d’interagir sans cesse avec l’autre, en rappelant à la fois l’ancrage historique de la communauté, et ses exigences éthiques.

La sagesse réside dans les lieux.

Keith Basso ne se contente pas de relater sèchement les résultats et développements d’une énième aride étude. Si ses conclusions remportent l’adhésion, c’est autant grâce à sa rigoureuse inventivité qu’à son talent à la mettre en scène. Ainsi, ses « locuteurs-sources » (Duddley Patterson, Lola Machuse, ou l’inénarrable et facétieux Nick Thompson) nous deviennent, à nous lecteurs, moins des informateurs que des personnages d’une de ses « histoires-mondes ». A nous de les entendre…

il est préférable d’écrire au sujet du peu de chose que l’on croit connaitre que de se ronger les sangs face aux innombrables difficultés à connaitre quoi que ce soit.

Keith Bassa, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, 2016, Zones Sensibles, Trad. Jean-François Caro.

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« Dialectique du monstre » de Sylvain Piron. https://www.librairie-ptyx.be/dialectique-du-monstre-de-sylvain-piron/ https://www.librairie-ptyx.be/dialectique-du-monstre-de-sylvain-piron/#respond Fri, 23 Oct 2015 09:59:53 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5586

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OpicinoNous savons apprécier des œuvres, être émus par elles, sans avoir la moindre idée de ce qui s’y trame.

Qui était Opicino de Canistri? Né en 1296 (le 24 décembre) près de Pavie à Lomello, mort en 1353 à Avignon, il fut enlumineur, prêtre, scribe à la pénitencerie apostolique. Il rédigea plusieurs traités dont certains à vocation opportuniste. Il est également l’auteur d’une oeuvre à caractère autobiographique et de cartes anthropomorphiques. Voilà le peu d’éléments réellement objectifs que l’on peut conserver d’une lecture éclairée de la page Wikipédia qui lui est consacrée.

Jusqu’à présent, cette oeuvre n’a été révélée à personne, si ce n’est à certains qui ne pouvaient comprendre, tandis que je gardais le silence.

Considéré comme psychotique ou comme premier praticien de l’art brut, Opicino de Canistri ne nous est parvenu que passé au crible des intentions du corps médical ou des milieux de l’art. Ceux-ci se montrant, dans ce cas précis, plus enclins à faire correspondre à leur grille de lecture respective ce qu’ils approchent, qu’à en explorer la complexité. Les filtres qui y ont été apposé s’imposant alors comme seules lectures possibles, toujours psychologisantes. Fou ou artiste en marge, Opicino n’est plus que cela. Et son oeuvre n’est plus explorée qu’au regard des preuves qu’elle apporterait en soutien d’une de ces hypothèses.

L’examen d’un cas très singulier nous offre ainsi des clés pour décrire un univers bien plus vaste.

Le premier travail d’un historien est de discerner dans le disponible d’un sujet d’étude, les teintes dont une spécialité (qu’elle soit scientifique, artistique ou politique) l’a badigeonné. Et de l’en dépouiller. Non pour en prendre à tout prix le contre-pied. Et remplacer alors un forçage par un autre. Mais bien pour rendre sa lecture à nouveau plurielle. Pour l’enlever à l’univocité – fallacieuse mais si puissante – de l’anachronisme.

Le point de vue sociologique est aveugle aux souffrances intimes.

Sans nier le sujet « Opicino de Canistri », Sylvain Piron (et son éditeur) nous ramène au contexte théologique, politique, sociologique, de l’Europe du quatorzième siècle. Son parcours, son oeuvre, sont issues d’un temps et des craintes, des espoirs que celui-ci charrie. Ainsi du sacrement.

Comment être certain de l’efficacité des sacrements? Comment, surtout, un chrétien fidèle peut-il faire face à ce doute?

Faire ressortir de la seule « explication » psychanalytique les « délires », les « visions » d’Opicino et y voir le seul ferment de ses œuvres ne se peut qu’en oubliant que l’efficacité du sacrement n’a pas toujours revêtu les oripeaux d’une aimable dispute théologique entre spécialistes. Il fut un temps où, de l’efficacité du sacrement dépendait, pour tous, la vie même. Si l’efficacité du sacrement est indépendante de la pureté de l’officiant, cela ne renforce-t-il pas d’autant le rôle de la parole qui l’actualise? La puissance des rites n’en est-elle pas renforcée? Ces questions imbibent l’époque. Le trouble d’Opicino, réaction intime à une inquiétude sacramentelle, est et reste le sien propre. Mais il s’inscrit dans un paysage dont les inquiétudes fondatrices sont partagées, communes. Non que la question sacramentelle déborde du cadre théologique. Mais c’est la théologie qui donnait au monde du quatorzième un cadre dont elle épousait tous les contours. Et ramener l’oeuvre d’Opicino à un cadre sans l’y réduire, c’est se donner l’opportunité de la comprendre enfin.

il énonce un « jugement » et apporte un témoignage contre lui-même.

Comme l’auteur revient à l’étude précise et documentée de l’époque pour sortir l’auteur des anachronismes dans lesquels la psychologie a tendance à le confiner, l’éditeur en revient à la chair de ses textes et dessins pour l’exhumer de ceux des critiques d’art brut. Dans ce remarquable et essentiel – et sublime – exercice de lecture, tous deux nous rappellent combien il est important – voire urgent – de nous départir de nos fascinations comme de nos désemparements. Que cela ne se peut qu’en revenant à la source dont ils proviennent. Et que loin d’en atténuer l’effet, cela permet, au contraire, d’en exalter, renouvelée, l’originalité radicale.

Tout ceci sont des paraboles dont le sens devra être exposé par des sages.

Sylvain Piron, Dialectique du monstre, 2015, Zones Sensibles.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » du 22/10/2015 sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par les impeccables Laurent de Sutter et Michael Bianchi .

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« L’invention de la culture » de Roy Wagner. https://www.librairie-ptyx.be/linvention-de-la-culture-de-roy-wagner/ https://www.librairie-ptyx.be/linvention-de-la-culture-de-roy-wagner/#respond Thu, 04 Dec 2014 08:53:20 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4717

Lire la suite]]> invention de la cultureLe terrain d’investigation de l’anthropologue est la culture.  Et cette culture, quels que soient les stratagèmes, les techniques qu’il met en œuvre pour stoïquement « créer » (et non conserver, comme si l’anthropologue pouvait surgir d’un ailleurs, vierge de toute imprégnation culturelle) de la distance entre lui et son sujet d’étude, l’anthropologue en reste lui-même partie intrinsèquement prenante.  La question de départ de Roy Wagner, dans ce livre fondamental, est de savoir s’il est possible (raisonnable, concevable) de créer une anthropologie qui soit « consciente de soi sans en être empêtrée ».

C’est pourquoi il vaut la peine d’étudier d’autres peuples, car toute compréhension d’une culture étrangère nous fait faire l’expérience de la nôtre.

Analysant par les filtres de notre culture (et l’idée même d’analyser en est un, de ces filtres) celle d’une peuplade, d’une tribu éloignée, l’anthropologue se trouve à chercher chez d’autres ce qui ne s’y trouve pas.  Fondamentalement, il invente la culture de cette peuplade.  Et cela ne pourra changer tant qu’il n’aura pas compris que la sienne même est également un produit de son invention.  Plus essentiellement encore :

l’invention est la culture même.

L’anthropologue ne doit pas prendre les règles qu’il se donne nécessairement (et leur utilité méthodologique ne doit pas être remise en cause) pour appréhender la réalité qu’il se propose d’étudier pour les règles de cette réalité même.

Ce qui est en question ici est la façon dont les gens créent leurs propres réalités, et comment ils se créent eux-mêmes, et leurs sociétés à travers elles, et non pas que ce sont des réalités, comment elles naissent ou quel rapport elles entretiennent avec ce qui est « réellement ».

Cette relation « créative » à la réalité permet, pour l’anthropologue, de s’en servir comme point d’appui, de présupposé, lors de ses analyses, sans lui conférer aucun sens absolu, ni, à l’inverse, la nier.  Ne pas nier le réel, mais le reconnaître inventé.  La reconnaissance de l’invention, selon les paradigmes proposés par Roy Wagner, permet de se frayer un chemin délicat mais décisif entre un relativisme destructeur et un absolutisme scientiste castrateur.

Nous participons à ce monde à travers ses illusions et en tant que ses illusions.

Tout aussi décisif (et conséquence directe d’une reconnaissance du statut de l’invention) est ce rejet de l’opposition (temporelle, évolutive) entre nature et culture.  Elle même conséquence d’une idée (culturelle donc inventée) de progrès imbibant son analyse, cette opposition promeut une idée, celle de nature, comme première, en déclarant donc l’innéité, et consacre une autre, celle de culture, comme seconde, venant appliquer sur la nature, selon les propres principes de l’analyste, ses perfectionnements, ses tares ou ses perversions.  Cette opposition consacrant alors l’oubli d’un homme autant fabricant de ses outils que ceux-ci ne le fabriquent en retour.

l’homme a toujours été un être de culture autant que de nature.

« L’invention de la culture » nous interdit de considérer encore nos actes comme de simples résistances à des conventions collectives alors même qu’ils en sont souvent les produits.  Mais aussi de continuer à refuser de voir ces actes individuels comme produisant de la convention.  Le collectif inventant différentie, l’individu inventant conventionalise.  Eclairant ces allers-retours entre collectif et individuel et la relation dialectique entre invention et convention d’une lumière radicalement neuve, Roy Wagner façonne des principes directeurs pour une anthropologie éclairée.  Mais, plus largement, il taille finement dans l’écheveau de nos conventions que, sans ces coupes essentielles, nous avons une fâcheuse tendance à confondre avec nos intentions.  Et, rappelant le rôle central que joue l’invention à l’œuvre dans nos critères mêmes de préhension du réel, il nous rappelle de fait, que jeter un regard sur l’autre ne peut se faire vraiment qu’en s’en imaginant regardé.

Nous pouvons soit apprendre à utiliser l’invention, soit être utilisés par elle.

Roy Wagner, L’invention de la culture, 2014, Zones Sensibles, trad. Philippe Blanchard.

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« Et l’âme devint chair » de Carl Zimmer. https://www.librairie-ptyx.be/et-lame-devint-chair-de-carl-zimmer/ https://www.librairie-ptyx.be/et-lame-devint-chair-de-carl-zimmer/#respond Tue, 21 Oct 2014 07:58:57 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4611

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Zimmer_CoverNous sommes en 2004.  Joshua Greene est philosophe.  Dans le sous-sol d’un petit village dénommé Princeton, à l’aide de l’imagerie par résonances magnétiques, il ausculte les réactions d’un « patient » aux questions qu’il lui soumet.  Comme celle-ci : que choisir, et légitimer en morale, entre sauver la vie de cinq personnes en en tuant une de ses mains, ou en la tuant par l’entremise d’un bouton?  Les choix moraux que ces questions éveillent en lui sont captées par l’IRM qui en dresse la carte dans le cerveau.  Mais d’où vient cette conjonction de l’éthique et du cerveau?  Quelle est l’histoire de ce cerveau domicile de l’âme?

[Avec Descartes] le mécanisme de la vie était capable de produire des sensations, la mémoire et le mouvement.

Nous retournons au XVIIeme siècle.  Thomas Willis, en 1664, publie son Cerebri Anatome qui dresse un portrait du cerveau et du système nerveux.  Celui-ci restera la référence pendant plus de deux cents ans.

 Pour Willis, il n’existait rien de plus terrifiant que de perdre ses facultés mentales.

Et le siège de celles-ci était jusqu’alors le cœur.  Le cerveau, cette masse informe et molle, fort peu digne d’intérêt, n’étant (pour Aristote, par exemple) qu’un outil pour refroidir ce cœur.  Ce sont les travaux de Willis et du cercle formé autour de lui par des scientifiques de tous bords (chirurgiens, médecins, techniciens, alchimistes, dessinateurs, etc…), faisant fi des frontières entre les disciplines, qui vont détrôner ce cœur et fonder ce qu’on dénommera la neurologie.

Ainsi, réduit à un simple muscle, privé de l’âme vitale et de l’intelligence naturelle que lui avait attribué Galien, le cœur n’était plus le centre moral du christianisme ni le souverain du corps.  Willis décernait ce titre au cerveau.

Véritable portrait, étayé et vaste, d’une révolution scientifique, Et l’âme devint chair, s’il dévoile avec précision et rigueur les causes et mécanismes directs de cette révolution (et les gravures de Wren superbement reproduites sont parties intégrantes de cette révolution), ne se limite pas au simple exposé de son sujet central.  Ou plutôt, c’est parce qu’il ne se contente pas d’une approche strictement centrée qu’il parvient, justement, à en toucher la cible au plus juste.  Car, comme Willis n’a pu se passer du secours d’un panel étendu de savoirs pour accéder à celui des nerfs et du cerveau, on ne peut se passer du prisme de l’histoire globale pour atteindre à celui de la science.  Car les conditions de sa survenue en dépendent directement.

Il est impossible en effet de peindre un tableau crédible des débuts de la neurologie sans y inclure (non comme ornements mais bien dans le sein de son projet même) celui de l’époque.  Les luttes entre royalistes et Cromwell, les peurs liées aux épidémies, les troubles religieux qui enflamment l’Europe, l’incendie de Londres, constituent un contexte dont sourdent les possibilités intellectuelles et matérielles de l’advenue d’une nouvelle science.  Par la seule mention dans le texte de ces évènements, en touches impressionnistes et rigoureuses, Carl Zimmer démontre avec brio qu’on ne peut embrasser l’histoire des fièvres du corps humains indépendamment de celles du corps social.

Ce chaos politique transforma cependant la vie intellectuelle d’Oxford en un véritable bouillonnement d’idées : les alchimistes disputaient avec les aristotéliciens, tandis que les télescopes étaient braqués vers le ciel et les microscopes sur des pattes de puces.

Dans un récit haletant où est démontré (et besoin en est toujours!) que ce n’est pas nécessairement en dépit des croyances, d’une foi, du mysticisme, ni absolument contre eux, que l’on découvre de nouveaux chemins, mais bien souvent grâce à eux, Carl Zimmer nous convie au plus près des chairs disséquées, du sang versés, des nerfs découverts où désormais se logera cette chose qu’on nomme âme.

Carl Zimmer, Et l’âme devint chair, 2014, Zones Sensibles, trad. Sophie Renaut.

Les sons ci-dessus sont issus de l’excellente émission Temps de Pause sur Musique 3 en compagnie de la sérénissime Anne Mattheeus et du glorieux Fabrice Kada.

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« Ni vu ni connu » de Hanna Rose Shell. https://www.librairie-ptyx.be/ni-vu-ni-connu-de-hanna-rose-shell/ https://www.librairie-ptyx.be/ni-vu-ni-connu-de-hanna-rose-shell/#respond Tue, 13 May 2014 07:36:10 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4157

Lire la suite]]> Ni vu ni connu.Etudier le camouflage revient à interroger notre manière de regarder le monde et de nous dissimuler au cœur des photographies qui le peuplent.

Hanna Rose Shell, des peintures naturalistes et réalisations taxidermistes d’ Abbott Thayer au film Prédator, en passant par les filets dissimulant les lignes de front de 14-18, nous plonge dans l’histoire du camouflage dans les liens qu’il a entretenu dès la fin du dix-neuvième siècle avec la photographie.  D’abord conçu statiquement, le camouflage a peu à peu évolué vers une prise en compte du mouvement, épousant ainsi les évolutions de la représentation par l’image.

le camouflage est intrinsèquement créatif et productif ; il est une logique et une poétique.

Si c’est bien en première lecture d’une histoire moderne du camouflage, notamment en terme d’utilité militaire qu’il s’agit, Hanna Rose Shell fait surtout transparaître dans son analyse les paradigmes qui sous-tendent chacune de ses évolutions.  Ainsi, si chaque innovation technologique (qu’elle ressorte de la peinture ou d’un dispositif animé) permet d’affiner la possibilité de camoufler, elle est aussi intrinsèquement la trace d’une réflexion différente sur le voir.

Comment faire disparaître le soi, non comme tout, mais de l’espace visuel de l’autre.  Cela demande à se voir non soi-même, mais d’abord comme perçu par l’autre.  Disparaître efficacement aux yeux de l’autre implique d’abord de s’en penser vu.

On disparaît toujours « vis-à-vis » de quelque chose.

Détaché d’un fond, distingué d’une multitude, l’être, pour survivre, doit s’y fondre.  Pour échapper à l’autre, pour concevoir des mécanismes à même d’échapper efficacement à la menace que cet autre fait peser sur lui, l’être doit avant tout s’en voir vu, donc se penser autre.  Réfléchir au camouflage c’est engager une réflexion vertigineuse où autre et soi-même se mêlent et se démêlent dans une spirale engageant survie et reconnaissance psychique.

à toutes fins utiles, ce qui passe inaperçu est inexistant

Mais « Ni vu ni connu » est aussi un questionnement sur les limites du traitement d’un sujet.  Comment rendre compte de ce qui se cache?  Comment montrer ce qui cherche à se dissimuler?  Comment faire voir ce qui a vocation à échapper à tout regard?  Et qui, s’il y réussit, est à la fois ce qui est indétectable et ce qui est le plus intéressant à voir?  Dans les exemples nombreux qu’il cite, et surtout montre (pas loin d’une centaine d’illustrations et une loupe, oui oui une loupe), « Ni vu ni connu » nous emmène aux frontières de ce que peut un regard.  Mais aussi à celles de ce que doit un éditeur.  Car réussit à réunir, chose oh combien rare, dans un même cadre épistémologique le texte et sa matérialisation en livre.

Peut-on jamais être certain de ce que nous ne voyons pas?

Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu, 2014, Zones Sensibles.

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