L’Olivier – ptyx https://www.librairie-ptyx.be "Hommes, regardez-vous dans le papier" H.MICHAUX Thu, 25 Apr 2019 08:01:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.1.1 « Considérations sur le homard » de David Foster Wallace. https://www.librairie-ptyx.be/considerations-sur-le-homard-de-david-foster-wallace/ https://www.librairie-ptyx.be/considerations-sur-le-homard-de-david-foster-wallace/#respond Tue, 20 Nov 2018 07:42:33 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7966

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Il apparut que l’inspecteur du LAPD trouvait le porno émouvant, bien plus que la production grand public hollywoodienne où les acteurs – quelquefois très talentueux – déambulent en feignant l’humanité, c-à-d. :  » Dans les vrais films, c’est fait exprès. Moi, je crois que ce que j’aime dans le porno, c’est quand ça arrive par accident. »

David Foster Wallace n’est pas que l’écrivain d’un immense livre devenu culte, L’Infinie Comédie. Romancier de grand talent, il était aussi versé en philosophie ou en mathématiques (on ne saurait que vous conseiller de lire ainsi son autre chef-d’oeuvre, malheureusement bien méconnu, Tout, une histoire de l’infini) et était régulièrement approché par différents magazines américains pour couvrir certains sujets. C’est ainsi qu’il s’intéressa et écrivit sur des sujets comme le homard, la campagne de John Mc Cain ou le porno.

Le truc, c’est de reconnaître que la récente respectabilité de l’industrie porno crée un paradoxe. Plus elle devient acceptable d’un point de vue culturel, plus elle doit se montrer transgressive pour préserver l’aura d’inacceptabilité essentielle à son attrait.

En nos temps cyniques, le rire se marie rarement à l’acuité de l’analyse. Soit on se bidonne, et ce souvent au dépens d’un autre, soit on critique, avec le sérieux pour gage . Foster Wallace est l’un de ces rares auteurs qui parvient à jeter un regard critique aussi acéré que complexe sur son objet d’analyse tout en vous amenant à vous taper la cuisse. Avec lui, rien n’est simplifié. Il n’y a pas d’absolu qui tienne. On peut s’émouvoir dans le porno comme on peut concéder des gages moraux à un adversaire de l’avortement. On peut reconnaître une sentience aux crustacés et s’en goinfrer sans vouloir être un monstre. Avec Foster Wallace quand on rit, on rit toujours un peu de soi. Et c’est parce qu’on rit de soi, que l’éclat de rire n’est jamais cynique. Et qu’il nous permet, au lieu de nous en éloigner voire de nous gausser de celles d’un autre, de reconnaître nos propres contradictions. C’est terriblement drôle, c’est désespérant, c’est désabusé en diable. C’est lucide.

Être un touriste de masse, pour moi, c’est devenir un pur Américain fin-de-siècle : étranger, ignorant, avide de quelque chose qu’on ne peut jamais avoir, déçu d’une manière qu’on ne peut jamais admettre. C’est gâcher, par un acte purement ontologique, l’ingâchabilité dont on est venu faire l’expérience. C’est imposer sa présence dans des endroits qui de toutes les façons non économiques possibles seraient mieux et plus vrais sans nous. C’est, dans les files d’attente et embouteillages, transaction après transaction, être confronté à une dimension de soi-même d’autant plus douloureuse qu’on n’y échappe pas : en tant que touriste, on acquiert une valeur économique, mais existentiellement on devient répugnant, un insecte sur une chose morte.

David Foster Wallace, Considérations sur le homard, 2018, L’Olivier, trad. Jakuta Alikavazovic.

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« L’étang » de Claire-Louise Bennett. https://www.librairie-ptyx.be/letang-de-claire-louise-bennett/ https://www.librairie-ptyx.be/letang-de-claire-louise-bennett/#respond Tue, 16 Jan 2018 07:39:23 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=7388

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Et j’aurais dû tenir ma langue car comme d’habitude à la minute où j’ouvris la bouche les choses apparurent biscornues et pas du tout comme je les avais imaginées, et cependant tout cela prit une tournure tellement étrangère et absurde que je ne pus rien faire d’autre que de me laisser prendre au jeu.

Nous ne connaissons pour ainsi dire rien de la narratrice de L’étang. Jeune, solitaire sans être recluse, ayant abandonné une thèse, ayant eu des relations qu’on peut raisonnablement cataloguer comme « normales » avec des hommes, aimant le contact avec la nature, toutes les informations pratiques que le lecteur glanera au cours de sa lecture ne lui permettront à aucun moment de dresser plus qu’une ébauche sommaire de la celle-ci. Sans même savoir son nom ni les raisons qui la poussent à ses exercices d’écriture, le lecteur est convié au chevet de ceux-ci. En paragraphes très brefs (parfois moins d’une page) ou bien plus longs, elle nous convie, semble-t-il, à une observation minutieuse des recoins les plus infimes de sa réalité.

oui, le monde est un endroit scintillant et enchanteur lorsqu’un mystère dont on n’a qu’un vague souvenir se trouve à portée.

Le fil narratif est ici aussi ténu qu’il peut l’être sans que le texte qu’il tisse ne puisse être, à strictement parler,  versé dans le champ de la poésie. L’étang ne se départit en effet jamais de toute velléité narrative. Qu’elle soit plus visiblement organisée indépendamment au sein de chacune de ses séquences ou plus discrètement sur l’ensemble du texte, la narration fait bien partie de son processus. Mais, alors que la plupart du temps, la langue, ses effets, ses sonorités, etc. , viennent en appui d’un projet narratif prédéterminé, ici c’est comme si c’étaient les circonvolutions du langage, ses méandres, ses atermoiement, qui précédaient la nécessité de « faire histoire ». Plutôt que plier le langage au récit qu’il est alors chargé d’exprimer, ce sont les surprises que la narratrice découvrent dans sa langue qui fondent la narration.

De ces moments parfois triviaux, d’un pragmatisme au ras des choses, Claire-Louise Bennett parvient à arracher, en observatrice rigoureuse et attentive jusqu’au tournis, de quoi redonner un sens neuf aussi bien à ces choses mêmes qu’aux mots qui les nomment. Et, perdus dans cette mécanique aussi originale que précise, nous ne savons plus bien si l’étrangeté des mots que l’on lit est destinée à traduire cette distance qui semble tenir la narratrice au bord du monde qu’elle décrit (dans une mise à l’écart aussi radicale que lucide) ou si ce ne sont pas plutôt ces mots mêmes qui créent cet écart. D’où notre émerveillement…

Et très franchement je serais dégoûtée au point d’en ourdir vengeance immédiatement si l’on m’emmenait dans un endroit prétendument magique un après-midi de fin septembre et que, me précipitant vers l’étang, toute seule très probablement, je découvrais le mot étang griffonné sur un minable morceau de contreplaqué mouillé juste à côté. Oh je serais furax. Ce genre d’ingérence imbécile se produit avec une régularité exaspérante durant l’enfance bien sûr et c’est toujours extrêmement pénible. On commence à se renseigner vous comprenez, à développer la capacité de vraiment remarquer les choses de sorte qu’avec le temps, et avec suffisamment de pratique, on devient conscient du logos que la nature porte en son sein et on peut éprouver la joie enrichissante d’aller et venir en accord profond et direct avec les choses. Pourtant invariablement ce processus vital se voit brusquement contrarié par une couche idiote de désignations littérales et de mises en garde ineptes si bien que le terrain entier est obscurci et devient inaccessible – jusqu’à ce que finalement tout soit absolument terrifiant. Comme si la terre était un immense et complexe coupe-gorge. Comment me sentirais-je jamais ici chez moi si ces écriteaux alarmistes fourrent leur nez partout où je vais?

Claire-Louise Bennett, L’étang, 2018, L’Olivier, trad. Thierry Decottignies.

 

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« Satin Island » de Tom McCarthy. https://www.librairie-ptyx.be/satin-island-de-tom-mccarthy/ https://www.librairie-ptyx.be/satin-island-de-tom-mccarthy/#respond Mon, 27 Mar 2017 09:36:47 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6684

Lire la suite]]> Peut-être que tous les projets sont comme ça aujourd’hui – pareillement ennuyeux, pareillement insondables.

U., un anthropologue, est engagé par Peyman, le dirigeant d’une immense multinationale, pour élaborer une « théorie générale du Tout » censée rendre compte de n’importe quel événement se produisant en un point quelconque du globe. Alors que jour après jour les médias se font l’écho des conséquences du bris d’une conduite pétrolière et de l’enquête sur la mort mystérieuse d’un parachutiste, U. parcourt le monde, de colloques en colloques, amasse toujours plus de notes, se souvient de ses lecture de Levi-Strauss et retrouve à chaque retour Madison.

La ville et l’Etat sont des conditions fictionnelles ; une entreprise est une entité fictionnelle.

L’anthropologue est celui qui, parcourant les quatre coins de la planète, nous ramène à une conception complétée de l’humain par l’ailleurs qu’il y glane. Ainsi le gol vanuatais éclaire-t-il le saut en parachute. L’anthropologue, en nous dévoilant l’étrangeté de l’autre, nous ramène à la nôtre, dont l’habitude nous a coupé. A l’ère du « Tout uniforme », si l’anthropologue ne peut plus nous abreuver d’étrange, sa matière s’étant apparemment tarie, ne peut-il, peut-être aussi par l’entremise de la fiction, extirper de ce magma mondialisé de quoi nous faire sentir autre?

Ce que je veux que vous fassiez, dit-il, c’est que vous nommiez ce qui vous arrive en ce moment.

Tom McCarthy, entre roman et essai, entre fiction et documentaire, met en place des outils bienvenus pour nous rendre étranger à nous-mêmes. Et parvient avec subtilité et ironie à nous faire percevoir notre normalité comme une certaine mise en forme rituelle du monde.

Tom McCarthy, Satin Island, 2017, L’Olivier, trad. Thierry Decottignies.

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« L’oubli » de David Foster Wallace. https://www.librairie-ptyx.be/loubli-de-david-foster-wallace/ https://www.librairie-ptyx.be/loubli-de-david-foster-wallace/#respond Tue, 08 Nov 2016 08:44:21 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=6402

Lire la suite]]> L'Oubli

[Terry Schmidt] recevrait une part supérieure des bénéfices nets de Team Deltay et aurait donc les moyens de se payer un appartement plus joli et mieux équipé où se masturber avant de dormir, ainsi qu’une quantité d’accessoires et faux-semblants des gens réellement importants sauf qu’en vérité il ne serait pas important, à grande échelle il ne changerait pas d’avantage les choses qu’aujourd’hui. Il ne restait à Terry Schmidt, bientôt 35 ans, presque rien de l’illusion qu’il pouvait se distinguer du grand troupeau du commun des mortels, pas même le désarroi de ne pouvoir changer la donne ni l’immense envie d’avoir un impact à quoi il s’était raccroché jusqu’à la trentaine comme preuves que même s’il se révélait être un raté les grandes ambitions à l’aune desquelles il jugeait être un raté demeuraient d’une certaine manière exceptionnelles et supérieures à celle du commun

Comme le dit très justement le quatrième – non, le quatrième ne ment pas toujours -, David Foster Wallace met en scène dans ce recueil de nouvelles des « personnages qui souffrent de l’impossibilité de faire coexister leur propre espace mental avec le reste du monde ». Et ceux-ci de construire alors à leur déshérence des refuges où effacer ou oublier cet irréconciliable écart, que ce refuge prenne les teintes de l’absurdité artistique la plus scatologique, la chirurgie esthétique, une forme de « professionnalisme paternel » froid et distant, ou le suicide…

Dans le maillage de la fenêtre, un carré n’était rempli et ne racontait sa partie de l’histoire de la pauvre malheureuse propriétaire du chien bringé qu’au moment où je m’occupais de lui

Mais ces personnages ne sont pas des « barrés », des archétypes néo-romantiques du marginal. Non seulement car, du creux de leur « mal-être », ils gardent tous une conscience pleine et entière de ce qui leur arrive, ils se montrent à la fois avertis des causes de ce « mal-être » et de l’irrémédiable échec auquel aboutit toute tentative d’en sortir, mais aussi parce que, loin d’en représenter une marge, ils sont bien plus une représentation de ce que nous avons tous en commun que celle de ce qui se distingue de ce « commun ». Ils ne sont pas l’occasion d’un regard extérieur – celui du « hors-norme » – sur notre condition qui l’éclairerait d’un jour neuf, mais la lumière crue qui en provient. Leurs cauchemars ressemblent trop à nos vies.

David Foster Wallace parvient comme personne à rendre ces concaténations de réel et de rêve, ces rencontres entre différents temps, entre consciences. Entre farce et tragédie, il parvient à saisir comme nul autre l’amère et comique désillusion qu’être humain suppose. Et, en les faisant bruire de l’infinie variété des détails d’une vie, il donne à ses récits la puissance et la beauté d’un réalisme renouvelé.

On peut être au boulot en pleine réunion de création, et rien que pendant les petits silences où les gens regardent leurs notes et attendent la présentation suivante on peut avoir la tête traversée par une telle quantité de choses qu’il faudrait un temps exponentiellement plus long que toute la réunion pour mettre simplement en mots le flux de pensées de ces quelques secondes de silence.

David Foster Wallace, L’Oubli, 2016, L’Olivier, trad. Charles Recoursé.

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Prix ptyx 2015. https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2015/ https://www.librairie-ptyx.be/prix-ptyx-2015/#respond Sun, 13 Dec 2015 09:50:32 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5731

Lire la suite]]> sauter à la cordeEn ce jour d’élection régionale française, telle la France rassemblée au chevet de ses valeurs, le jury ptyx s’est réuni en vue d’attribuer son prix annuel. Pour nous aussi, la tradition n’est pas un vain mot! Seul prix objectif remis par un seul sujet, ne donnant droit à rien, garanti sans bandeau et assumant pleinement le ridicule de sa fonction, le prix ptyx 2015 eût pu ceindre nombre de titres lus cette année. Mais, voilà, si, justement, le prix ptyx se distingue de tous les autres prix, il n’en est pas moins un prix et son jury se devait dès lors de sacrifier à ce qui fonde tout prix : distinguer. Raison pour laquelle, parmi l’immense masse de livres lus cette année, nous avons choisi, après un processus rigoureux et en totale conformité avec nos statuts, et en écartant (cela va de soi) les livres dont nous sommes également l’éditeur, nous avons choisi donc d’attribuer l’inutile sésame aux trois livres suivants (ben oui, trois…) :

 

« La Chambre peinte » de Inger Christensen.

 

Mantegna

Face à toute cette misère j’ai depuis toujours pensé qu’il était trop tard pour prendre la parole, au moment où Dieu et n’importe qui ne font (déjà) que parler et parler encore tandis que personne n’écoute.

Entre 1465 et 1474, Andrea Mantegna peignit à fresque la chambre des époux. Commandité par Ludovico III de Gonzague, seigneur de Mantoue, ce travail énorme devait symboliser la puissance de sa famille au sein même du Castello di San Giorgio, forteresse où la famille élit domicile après le concile de Mantoue. Représentant la famille en cour ou lors d’une rencontre sur fond d’une Rome idéalisée, ce joyau des arts est l’occasion, pour Inger Christensen, d’y ancrer un récit dont la plurivocité des voix en permet une « analyse » renouvelée tout en l’ouvrant vers un ailleurs subtil. L’occasion, aussi, d’en démontrer l’intemporalité.

et il va jusqu’au bout de la logique, là où la construction de cette logique s’effondre et s’émiette en illusions.

Le récit de Inger Christensen est construit en triptyque. Le premier narrateur est Marsilio Andreasi, secrétaire du marquis Ludovico et confident de Mantegna. Présenté comme amoureux de Nicolosia, qui épousa le peintre, son témoignage nous est ramené sous forme d’un journal s’étendant de l’an 1454 à 1506. Dans la deuxième partie, c’est Maria (ou Farfalla) qui est la narratrice. « Réceptrice des tous les secrets », elle nous conte l’histoire des liens qui tissent l’histoire complexe de la famille Gonzague, principalement autour du personnage de Nana, la fille naine de Ludovico. Enfin, dans la troisième partie, voix est donnée à Bernardino, le fils de dix ans de Andrea Mantegna. Trois narrateurs différents. Trois représentations – à des degrés divers – dans la fresque de la chambre des époux. Trois registres de discours différents (un journal donc un narrateur sans cesse en devenir, une femme contant des faits tous advenus donc une narratrice « omnisciente », un enfant de dix ans (mort à onze) contant à chaud un souvenir onirique de vacance). Trois portraits. Trois biais.

Si l’Etat peut être une oeuvre d’art […] l’oeuvre d’art peut être un Etat.

La chambre peinte déploie les questions de l’oeuvre de Mantegna en interrogeant les regards de ceux qui, peints a fresca, nous regardent par delà les temps et leurs apparences figées. Jamais analyse de l’oeuvre de Mantegna au sens strict, celle de Christensen y prend appui pour en enrichir les secrets plus que pour les dévoiler. Et parvient ainsi – miracle du procédé – à en dire mieux et plus que beaucoup d’études académiques. En articulant, mais renouvelés, les principes de la fresque mantouaise dans le corps du récit, sa logique, son symbolisme, Inger Christensen nous convie à un jeu. Jeu dont l’émotion, mieux que d’en n’être pas expurgée, en est un des principe. Et qui fait de cette Chambre peinte une essentielle et bouleversante chambre des mystères.

l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur.

Inger Christensen, La chambre peinte, un récit de Mantoue, 2015, Le Bruit du Temps, trad. Karl & Janine Poulsen.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par l’excellent Laurent De Sutter et la parfaite Mathilde Maillard.

 

« L’infinie comedie » de David Foster Wallace

 


Infinie comedieIl pensa très généralement aux désirs et aux idées que l’on contemple sans les mettre en pratique, il pensa aux pulsions qui, privées d’expression, sèchent et se dissipent sèches, songea que d’une certaine manière cela avait un rapport avec lui, avec les circonstances et avec ce qui, si cette éreintante ultime orgie à laquelle il se préparait ne résolvait pas le problème, devait être sûrement appelé son problème, mais il n’eut pas le temps de concevoir en quoi l’image de pulsions desséchées se dissipant par dessiccation se rapportait à lui ou à l’insecte, qui était rerentré dans le trou du support anguleux, parce que, à ce moment précis, son téléphone et le buzzer de l’interphone retentirent simultanément, si sonores, si cruels, si abrupts qu’ils percèrent un petit trou dans le grand ballon de silence coloré à l’intérieur duquel il attendait assis, et il alla d’abord vers la console téléphonique, puis vers le bouton de l’interphone, puis tenta plus ou moins d’aller vers les deux à la fois, si bien qu’il demeura planté, jambes écartées bras en croix comme si quelque chose avait été jeté, écrabouillé et enseveli entre les deux sonorités, la tête vide de toute pensée.

Debord pensait la société du spectacle advenue, déjà parfaitement réalisée. Oui, mais voilà, Debord n’avait pas lu Infinite Jest! Non seulement le chef d’oeuvre de Wallace n’avait pas encore été traduit (traduction qu’il a fallu attendre 17 longues années), mais pas même encore composé avant la mort du situationniste en 1994. Il avait donc deux solides excuses. S’il avait pu le lire, gageons qu’il eût revu son constat.

Comment faire pour ne pas être 130 personnes profondément seules qui vivent en promiscuité.

Dans ce roman fleuve de 1486 pages (écrit tout petit), nous suivons – entre tant d’autres – les destins de trois personnages principaux. Marathe est un A.F.R. (Assassin en Fauteuil Roulant), traître à sa nation, et engagé dans la quête d’une arme absolue ; Hal Incandenza est un jeune tennisman surdoué, fils d’un célèbre cinéaste, qui suit un enseignement spécialisé dans une école de tennis de Boston ; Don Gately est un ancien drogué au Démérol engagé comme employé-résident dans un centre de désintoxication. Le Mexique, le Canada et les U.S.A ont depuis longtemps fusionné au sein d’un ensemble dénommé O.N.A.N (sisi). Le Québec fait seul figure de sécessionniste. Un enjeu géostratégique majeur est l’appropriation de terrains destinés à accueillir les déchets de la super-nation. Tout le monde, à des degrés divers, est sous assuétude. Le culte de l’excellence et la sur-consommation sont devenus des normes incontestées. Le temps est sponsorisé (ainsi suivons nous ces personnages principalement lors de « l’année des sous-vêtements pour adultes incontinents Depend »). La télévision a été remplacée par le téléputeur, omniprésent moyen technique qui permet à chacun de regarder un choix infini de cartouches de divertissement. C’est dans ce contexte qu’est découverte une mystérieuse cartouche, réalisée par James Incandenza, le père de Hal, dont les effets (ceux de la cartouche) sont de plonger qui la regarde dans un état de dépendance absolu. Une fois visionnée, le seul objectif du spectateur se limiterait à la regarder encore, et encore, et encore. En niant tout le reste, jusqu’à ses propres besoins corporels. L’arme absolue…

C’est vous qui acceptez de vous laisser agréablement divertir. C’est bien un choix, non? Le droit sacré du spectateur, un choix libre, non? Oui?

Dans ce monde médicamenté, d’où tout transcendant est supprimé jusqu’à n’en avoir plus même laissé le pâle souvenir, c’est le choix seul qui, à force d’en être rabâché comme un de ses éléments essentiels, a pris la place de la liberté. Si être libre c’est avoir le choix et ne plus qu’avoir le choix, la liberté se réduit rapidement à choisir son assuétude. Jusqu’à ne plus pouvoir sen dépêtrer. Jusqu’à rechercher, en toute liberté, celle qui nous libérera – suprême et terrifiant paradoxe –  d’avoir à choisir.

Votre choix se résume à ceci : le plaisir de ne pas choisir.

L’horreur sans nom du monde peint par D.F.Wallace ne tient pas à son étrangeté. Mais bien au rapport intime qu’il entretient avec le nôtre. Certes univers baroque dont l’exagération est érigée en paradigme – où les gens se suicident au micro-ondes ou au broyeur à ordures, où on ne se parle plus mais « interface », où brimer les enfants dès leur plus jeune âge est une technique éducative reconnue – ce monde nous paraît être le nôtre parfaitement réalisé, sa prolongation la plus démesurée, mais aussi sa plus naturelle.

Mais par delà cette redoutable – et peut-être propitiatoire – analyse d’un monde sans repère, c’est surtout à une extraordinaire et subtile comédie humaine que nous convie l’auteur culte. Entre rires de terreur émue et larmes d’ironie, cette infinie comédie n’est rien d’autre qu’une des expressions les plus troublantes de la solitude qui nous définit tous. L’insoutenable de la condition humaine et ses risibles – car vains, toujours vains – efforts pour s’en extirper ou s’en contenter.

Aucun instant n’est insupportable, pris séparément […]. Ce qui est insoutenable, c’est l’idée de tous ces instants mis bout à bout, tous ces scintillements qui s’étendent devant lui à la file.

L’infinie comédie est bien aussi ce jet continu, cette glose sans fin par laquelle un être humain entretient désespérément un fragile et illusoire contact avec un autre être humain. Un personnage avec un autre. Un auteur avec un lecteur.

Pour résumer ce dont nous parlons ici, c’est de solitude.

Vous êtes seul. Vous allez mourir. Voilà deux raisons suffisantes pour lire cet éreintant chef d’oeuvre…

David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, 2015, L’Olivier, trad. Francis Kerline.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par The BD specialist Pierre de Jaeger et le remuant dramaturge Olivier Hespel.

 

« Jusqu’au cerveau personnel » & « [Nouure] » de Philippe Grand.

nouure_couvMon idéal-lecteur aime le sens et qu’on lui en complique l’accès.  Il me ressemble : déteste qu’on le pense sans dents, bon qu’à téter.

On ne compte plus les œuvres n’ayant comme propos et finalité qu’elles mêmes. Parfois, n’ayant d’autre raison d’existence que celle de venir confirmer celle de qui l’a écrit, le nom encré sur la couverture semble se borner à ancrer l’ « auteur » dans le « réel » (à force de dire « je », ce « je » finira bien par advenir!). Parfois, le retour sur les modalités de son existence parait, comme sur commande, n’être qu’un effet de mode, comme garantissant le sérieux de l’ « auteur » (quel meilleur gage de sérieux donner dans un domaine que de faire montre de s’intéresser aux modalités de production essentielles de ce domaine). Soit onanisme scripturaire, soit entre soi pédant, l’ « œuvre égocentrique » échappe en fait bien difficilement aux affres de l’égo de qui l’écrit.

un écrit tout à dire d’où il vient et comment il avance.

Ici, le livre tout entier centré sur lui-même, l’est vraiment sur lui-même. Et non sur l’auteur. Il n’a d’autre projet que lui-même.  Il n’est que sa propre fin, dont les moyens sont détaillés jusque dans leurs rouages les plus fins.

notes comme libérées de la musique

Libéré de ses contraintes (narration, rapport au réel, genre, espace de la page, etc…), accointant avec le Rien, le livre est ici une écriture de l’écriture. Mais qui ne profite pas de l’abandon des contraintes pour justifier une « facilité ». Ainsi de l’esthétique du fragment, qui souvent sert à dissimuler une impossibilité à construire, et qui, ici, est repensé dans les écarts qu’il peut présenter par rapport au « segment ».  Livre-parties d’un livre plus vaste, auquel ils renvoient pour le creuser mieux, Jusqu’au cerveau personnel et [Nouure] fonctionnent comme des vrilles*.

Est-ce autre chose, l’âme, que ce que montre une phrase déchirée?

Creusant en vrillant dans un corps (du bois, du liège), la vrille ramène à la surface ce qui était enfoui dans la matière, mais l’élargi aussi et la fait déborder sur ce qui l’entoure.  Ainsi fonctionne l’écriture de Philippe Grand qui, centrée jusqu’à l’obsession sur elle-même, creusant toujours plus avant, la précisant toujours mieux car différemment, en vient à éclairer bien plus large que son si étriqué sujet.

Un corps que la vie a quitté occupe moins de place qu’il n’en aurait occupé au terme de son développement dans des conditions normales : du temps a manqué à ce corps, mais en aucun cas, on ne regarde l’espace autour de l’enfant mort comme l’absence de corps.

Regarder le blanc d’une page comme une absence d’encre (ce blanc dont l’insupportable ne semble pouvoir être vaincu par l’auteur qu’une fois vérifiée sa capacité à le noircir), envisager le livre comme chapitre d’un livre dont il n’est que partie, penser le temps de l’édition d’un livre en rompant avec celui de son écriture, si tout cela, certes, renvoie directement à la question de l’écriture, il n’en éclaire pas moins des pans autres. Concentrant son faisceau (concentrer, c’est-à-dire focaliser, mais aussi aller à la moelle, à l’essence de la matière) sur son sujet, il le creuse, le précise toujours mieux. Mais, bien loin de ne renvoyer toujours plus qu’à elle-même, à se « spécialiser », l’écriture bien menée sur l’écriture va titiller, dans ses tréfonds, ce qui s’y loge d’universel.

Je n’écris pas mais sculpte.

Aventure poétique – et donc (n’en déplaise à ceux qui ne lisent Platon que via des formules) philosophique! – hors-norme, la tentative de Philippe Grand est assurément l’une des plus vertigineuses, inventives, et originales qu’il nous ait été donné de lire!

Ce qui éclot à bout de plénitude, la cible de toute sève, cette

couleur soutenue par un faisceau d’accomplissements, c’est Rien,

l’accord des choses à elles-mêmes, que je recueille pour éclairer

mes murs et résonner à leur hauteur.

Jusqu'au cerveau personnel

Philippe Grand, Jusqu’au cerveau personnel, 2015, Héros-Limite.

Philippe Grand, [Nouure], 2015, Eric Pesty.

Les sons ci-dessus sont tirés de « Temps de Pause » sur Musique 3, émission orchestrée de main de maîtres par Fabrice Kada et Anne Mattheeuws.

*Et ces vrilles, pour gagner en vertige, sont ici éditées simultanément et sous (presque) les mêmes atours.

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« L’infinie comédie » de David Foster Wallace. https://www.librairie-ptyx.be/linfinie-comedie-de-david-foster-wallace/ https://www.librairie-ptyx.be/linfinie-comedie-de-david-foster-wallace/#respond Fri, 28 Aug 2015 07:36:34 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5408

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Infinie comedieIl pensa très généralement aux désirs et aux idées que l’on contemple sans les mettre en pratique, il pensa aux pulsions qui, privées d’expression, sèchent et se dissipent sèches, songea que d’une certaine manière cela avait un rapport avec lui, avec les circonstances et avec ce qui, si cette éreintante ultime orgie à laquelle il se préparait ne résolvait pas le problème, devait être sûrement appelé son problème, mais il n’eut pas le temps de concevoir en quoi l’image de pulsions desséchées se dissipant par dessiccation se rapportait à lui ou à l’insecte, qui était rerentré dans le trou du support anguleux, parce que, à ce moment précis, son téléphone et le buzzer de l’interphone retentirent simultanément, si sonores, si cruels, si abrupts qu’ils percèrent un petit trou dans le grand ballon de silence coloré à l’intérieur duquel il attendait assis, et il alla d’abord vers la console téléphonique, puis vers le bouton de l’interphone, puis tenta plus ou moins d’aller vers les deux à la fois, si bien qu’il demeura planté, jambes écartées bras en croix comme si quelque chose avait été jeté, écrabouillé et enseveli entre les deux sonorités, la tête vide de toute pensée.

Debord pensait la société du spectacle advenue, déjà parfaitement réalisée. Oui, mais voilà, Debord n’avait pas lu Infinite Jest! Non seulement le chef d’oeuvre de Wallace n’avait pas encore été traduit (traduction qu’il a fallu attendre 17 longues années), mais pas même encore composé avant la mort du situationniste en 1994. Il avait donc deux solides excuses. S’il avait pu le lire, gageons qu’il eût revu son constat.

Comment faire pour ne pas être 130 personnes profondément seules qui vivent en promiscuité.

Dans ce roman fleuve de 1486 pages (écrit tout petit), nous suivons – entre tant d’autres – les destins de trois personnages principaux. Marathe est un A.F.R. (Assassin en Fauteuil Roulant), traître à sa nation, et engagé dans la quête d’une arme absolue ; Hal Incandenza est un jeune tennisman surdoué, fils d’un célèbre cinéaste, qui suit un enseignement spécialisé dans une école de tennis de Boston ; Don Gately est un ancien drogué au Démérol engagé comme employé-résident dans un centre de désintoxication. Le Mexique, le Canada et les U.S.A ont depuis longtemps fusionné au sein d’un ensemble dénommé O.N.A.N (sisi). Le Québec fait seul figure de sécessionniste. Un enjeu géostratégique majeur est l’appropriation de terrains destinés à accueillir les déchets de la super-nation. Tout le monde, à des degrés divers, est sous assuétude. Le culte de l’excellence et la sur-consommation sont devenus des normes incontestées. Le temps est sponsorisé (ainsi suivons nous ces personnages principalement lors de « l’année des sous-vêtements pour adultes incontinents Depend »). La télévision a été remplacée par le téléputeur, omniprésent moyen technique qui permet à chacun de regarder un choix infini de cartouches de divertissement. C’est dans ce contexte qu’est découverte une mystérieuse cartouche, réalisée par James Incandenza, le père de Hal, dont les effets (ceux de la cartouche) sont de plonger qui la regarde dans un état de dépendance absolu. Une fois visionnée, le seul objectif du spectateur se limiterait à la regarder encore, et encore, et encore. En niant tout le reste, jusqu’à ses propres besoins corporels. L’arme absolue…

C’est vous qui acceptez de vous laisser agréablement divertir. C’est bien un choix, non? Le droit sacré du spectateur, un choix libre, non? Oui?

Dans ce monde médicamenté, d’où tout transcendant est supprimé jusqu’à n’en avoir plus même laissé le pâle souvenir, c’est le choix seul qui, à force d’en être rabâché comme un de ses éléments essentiels, a pris la place de la liberté. Si être libre c’est avoir le choix et ne plus qu’avoir le choix, la liberté se réduit rapidement à choisir son assuétude. Jusqu’à ne plus pouvoir sen dépêtrer. Jusqu’à rechercher, en toute liberté, celle qui nous libérera – suprême et terrifiant paradoxe –  d’avoir à choisir.

Votre choix se résume à ceci : le plaisir de ne pas choisir.

L’horreur sans nom du monde peint par D.F.Wallace ne tient pas à son étrangeté. Mais bien au rapport intime qu’il entretient avec le nôtre. Certes univers baroque dont l’exagération est érigée en paradigme – où les gens se suicident au micro-ondes ou au broyeur à ordures, où on ne se parle plus mais « interface », où brimer les enfants dès leur plus jeune âge est une technique éducative reconnue – ce monde nous paraît être le nôtre parfaitement réalisé, sa prolongation la plus démesurée, mais aussi sa plus naturelle.

Mais par delà cette redoutable – et peut-être propitiatoire – analyse d’un monde sans repère, c’est surtout à une extraordinaire et subtile comédie humaine que nous convie l’auteur culte. Entre rires de terreur émue et larmes d’ironie, cette infinie comédie n’est rien d’autre qu’une des expressions les plus troublantes de la solitude qui nous définit tous. L’insoutenable de la condition humaine et ses risibles – car vains, toujours vains – efforts pour s’en extirper ou s’en contenter.

Aucun instant n’est insupportable, pris séparément […]. Ce qui est insoutenable, c’est l’idée de tous ces instants mis bout à bout, tous ces scintillements qui s’étendent devant lui à la file.

L’infinie comédie est bien aussi ce jet continu, cette glose sans fin par laquelle un être humain entretient désespérément un fragile et illusoire contact avec un autre être humain. Un personnage avec un autre. Un auteur avec un lecteur.

Pour résumer ce dont nous parlons ici, c’est de solitude.

Vous êtes seul. Vous allez mourir. Voilà deux raisons suffisantes pour lire cet éreintant chef d’oeuvre…

David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, 2015, L’Olivier, trad. Francis Kerline.

Les sons ci-dessus sont tirés de l’émission « Les glaneurs » sur Musique 3, présentée et produite par Fabrice Kada, réalisée par Katia Madaule. Nous étions accompagnés ce soir-là par The BD specialist Pierre de Jaeger et le remuant dramaturge Olivier Hespel.

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« Dix décembre » de George Saunders. https://www.librairie-ptyx.be/dix-decembre-de-george-saunders/ https://www.librairie-ptyx.be/dix-decembre-de-george-saunders/#respond Wed, 03 Jun 2015 07:09:20 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=5278

Lire la suite]]> Dix décembreJe ne pouvais m’empêcher de me demander de quoi demain serait fait.

Des prisonniers obligés de servir de cobayes à des entreprises pharmaceutiques, des jeunes filles nubiles que l’on suspend à un filin pour décorer son jardin, une mère qui aime tellement son enfant qu’elle l’attache à un arbre : un rien suffit à George Saunders pour nous faire verser dans le surnaturel.  Dans chacune de ses nouvelles, nous retrouvons un univers connu, réaliste, dont l’étrange ne tient bien souvent qu’à un léger biais.  Un biais « absurde » mais qui le paraît d’autant moins qu’il vient clôturer ou ornementer une situation qui le paraît – ou devrait le paraître – parfois plus encore.

Je suis resté là un moment, à réfléchir, à prier, Seigneur, donne-nous plus. Donne-nous suffisamment. Aide-nous à ne pas nous laisser distancer par nos pairs.  Enfin, pas davantage.  Pour les enfants. Avant que notre retard ne les marque trop profondément.

George Saunders explore un univers futur ou parallèle au notre, mais très proche et dont les constituants nous paraissent déjà tous faire partie de nos vies.  Seules manqueraient alors ou leur réunion dans un même canevas, ou un point final à leur réalisation entière, pour faire verser de notre monde connu à un autre. Qui lui deviendrait dès lors irrémédiablement étranger. Et c’est cette limite, ce fragile instant, auquel l’écriture de Saunders donne droit.

Peut-être vous direz-vous, dans le confort douillet de votre époque future : ne vaudrait-il pas mieux simplement s’abstenir de faire ce qu’on ne peut pas se permettre?

Et ce qui émerge là, dans ce « surnaturel » ad minima, sur ce détail parfois infime que pointe l’auteur, c’est notre monde quintessencié. Comme s’ils venaient chapeauter notre époque, y mettre un point final, ces fragiles écarts nous paraissent d’autant plus étranges qu’ils viennent confirmer et non infirmer le contexte général dans lequel l’auteur les fait éclore.  Et leur absurde vient alors, comme en contrepoint inversé, rendre plus éclatant celui dans lequel notre monde baigne tout entier.  Et l’auteur en nous alertant de leur imminence, se mue en inquiétant et utile prophète…

George Saunders, Dix décembre, 2015, Editions de l’Olivier, trad. Olivier Deparis.

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« Parapluie » de Will Self. https://www.librairie-ptyx.be/parapluie-de-will-self/ https://www.librairie-ptyx.be/parapluie-de-will-self/#respond Wed, 25 Feb 2015 07:05:21 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=4844

Lire la suite]]> Friernquand Cruchoé – chette quintechenche de petit-bourgeois – fait naufrage, le premier inchtrument qu’il che fabrique est un parapluie!

C’est le 26 septembre 1922 qu’Audrey Death, née en 1890 à Fulham, est admise dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Friern.  Plongée depuis lors dans un état de catatonie complet, elle sera diagnostiquée sur le tard (et après tant d’autres diagnostics) atteinte de troubles post-encéphaliques.  Ce n’est qu’en 1971 qu’un psychiatre, le docteur Zachary Busner, pensera à lui injecter une drogue habituellement utilisée pour soigner des malades atteints de Parkinson, du L-DOPA.  Le « réveil » d’Audrey et d’autres post-encéphalitiques sera spectaculaire.

ces cerveaux en ruine sont toujours habités.

Ancrant son récit dans les évènements réels qui ont émaillé l’histoire anglaise (la guerre 14-18, l’épidémie encéphalique, le traitement par L-DOPA), Will Self, s’il utilise ce réel en l’étayant scrupuleusement, ne s’y laisse pas enfermer.  Ainsi, si les évènements sont exacts, historiquement et abondamment documentés, et s’ils ne donnent lieu à modification qu’ad minima dans Parapluie (certains noms, certaines dates), ils n’en constituent qu’un moyen, non une fin.  Que les faits dans Parapluie, pris isolément, soient « vrais » (véracité qui elle-même se révèle déjà questionnante) signifie bien moins que la mise en rapport de ces faits, leur articulation dans un même cadre, celui du roman, et surtout que leur transmutation en des procédés formels.

Chuis entreux – chuis un prisme ou une lentille

Comme Audrey Death entre ces frères, Stanley ou Albert, la plume de Will Self s’insère, comme un coin, entre les évènements pour en révéler les rapports et les essences.  Ainsi (et ce qui suit n’a que valeur d’exemple tant le roman « brasse » large et profond) les trois frères et sœurs servent-ils trois lectures du conflit 14-18 qui en éclairent, si pas la totalité, du moins les pans les plus souvent ignorés.  Albert (la Pensée) sera celui qui en profitera ou en fera profiter les puissants en armant à tour de bras, Stanley sera celui qui sera sacrifié sur les champs de bataille du continent et Audrey, celle dont l’asservissement forcé sera mis au service de l’effort de guerre.

Ceci, avait pensé Zach, est tout ce qui a fait le vingtième siècle jusqu’à présent : un drap blanc jeté sur nos grisants espoirs, nos rêves troublés, nos désirs charnels.

Et Parapluie est cela donc par lequel un coin du voile est levé.  Sous lequel se révèle, en même temps que les faits par les fils qui les relient, la confusion dont ils sont pétris.  Car c’est cela, peut-être, qui fait la spécificité de ce vingtième, non d’avoir produit nécessairement plus d’horreurs, mais d’avoir construit d’autres formes par lesquelles les révéler tout en s’obstinant à vouloir conserver les anciennes, plus rassurantes car engoncées dans l’habitude.  Le génie de Self est ici de creuser plus encore ces nouvelles formes.

La vérité ne demande pas d’élévation – mais un plan.

Finie la figure de l’écrivain-démiurge surplombant son récit.  Dépassée l’assurance omnisciente dont s’encre sa plume pour rendre compte du monde.  Will Self est plongé dans la confusion, comme ses protagonistes, comme ses lecteurs.  Et c’est, du creux de cette confusion, et non d’un quelconque Olympe en surplomb, qu’il en trace un plan.  Les époques se mêlent donc, les personnages s’enchevêtrent, les rêves se mélangent aux cauchemars, la Pensée (tout entière phagocytée par son implacable mathématisation) se heurte à la folie.  Car,comme la Pensée est incapable d’assimiler cette confusion (elle la repousse en fait), il s’agit de la laisser surgir et de la laisser signifier.  Pour Will Self, la bouche est une bétonneuse rose [où] les mots se fondent et se mâchent […] avec une hâte cupide, et dire la folie du monde ne se peut qu’avec les mots de la folie même.

La seule façon de s’en sortir à Friern est de s’y perdre de telle sorte que l’hôpital devienne un monde à part entière.

Dans la folie d’Audrey Death, dans ce qu’elle nous en dit à son réveil, dans la mort de son frère, dans la suffisance calculatrice de Albert, dans les questionnements de Zach Busner, dans l’architecture de Friern, se découvre le plan confus de notre monde.  Et il se peut que notre L-DOPA à nous tous, qui nous réveillera de la vertigineuse itération tautologique dans laquelle nous nous complaisons, les bouches emplies de barbituriques et de paraldéhyde soit… un roman.

ne penser à rien, n’est pas la même chose que ne rien penser, ainsi pas d’état zen d’illumination… mais une effrayante arithmétique de cahier d’école, deux-égale-deux-égale-deux, comme ça, encore et encore.  Ou alors, je suis ce que je suis ce que je suis – comme ça, mais ceci n’est pas une question exis-tentielle, c’est seulement…  seulement une itér-itér-… itération d’identité, c’est un fait, rien d’autre, deux-égale-deux, je-suis, vous voyez?

Tiens, au fait, n’est-ce pas en 1922, l’année où Audrey Death sombrait dans le silence de la catatonie que parût Ulysse, l’Œuvre qui, par excellence, allait donner de nouveaux et décisifs outils au langage?

Will Self, Parapluie, 2015, L’Olivier, trad. Bernard Hoepffner

L’image illustrant ceci est celle de la résidence de luxe qu’est devenue l’ancien hôpital de Friern…

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« Une hermine à Tchernopol » de Gregor von Rezzori https://www.librairie-ptyx.be/une-hermine-a-tchernopol-de-gregor-von-rezzori/ https://www.librairie-ptyx.be/une-hermine-a-tchernopol-de-gregor-von-rezzori/#respond Sat, 09 Jun 2012 08:14:21 +0000 http://www.librairie-ptyx.be/?p=644

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C’est une satire, monsieur, la vie se résume à des satires.

Tchernopol est une ville d’où toute poésie a disparu.  Elle n’est que ce qu’elle présente au regard.  Sans fard, sans gêne, sans honte.   

A Tchernopol, rien n’était gardé pour soi.  Rien n’était tu, ni ne pouvait être tu.  Aucune apparence trompeuse n’était permise, nulle tentative d’enjoliver la réalité tolérée, nul faux-fuyant admis, nulle supercherie passée sous silence.  Tout était livré à soi-même, sans ménagement, ne pouvant se fier et se raccrocher qu’à soi, incapable de se couper de soi sans se mettre en danger.  La tromperie, l’illusion, le bel aveuglement, tout ce qui nous aide à enrichir de nos rêves notre sombre espace de vie, tout cela était banni de la réalité crue, étalée en plein jour.  La folie n’était rien d’autre que de la folie, l’ivresse était de la saoulerie et le désespoir une fuite sans issue.

Et dans ce monde où aucun filtre n’est interposé entre le regard et le sordide, seul Tildy, hussard de l’armée austro-hongroise, campe le solide de la conviction.  Pour l’honneur d’une demi-soeur de sa femme, à peine bafoué par une subtile allusion, il s’en va provoquer en duel deux de ses supérieurs.  Ne voulant pas l’affronter, ils le font enfermer dans un asile d’aliénés, où il rencontrera un poète génial.  L’honneur et la poésie enfermés.  Car à Tchernopol, est anachronique et donc relégué au dehors, tout ceux dont on voit l’âme suer

Ce tragi-comique du hussard perdu dans un monde dont la poésie a disparu

Tildy succombera finalement à cette souillure qu’est Tchernopol.  Telle l’hermine du titre dont la légende prétend qu’elle disparaît aussitôt son blanc pelage souillé.  Comme les enfants contant cette histoire à partir de leurs souvenirs.     

Notre enfance, c’est le mythe de nous-mêmes, la légende des temps où nous, qui nous trouvions dans l’entre-deux, dérobions aux dieux la connaissance de la nature des choses.

Et la nature de Tchernopol, ce vice fait ville, est de corrompre.  Gregor von Rezzori nous conte ici que l’honneur peut être éthique, la folie poésie, la saoulerie détresse.  Et que là où sont oubliés ces fards que l’homme appose sur ce qui lui est le plus proche, ne reste plus rien pour faire barrage au sarcasme.

Là où l’on n’a plus rien à opposer à un monde régi par des conditions sarcastiques que sa propre existence devenue sarcasme.

Gregor von Rezzori, Une hermine à Tchernopol, 2011, Editions de l’Olivier.

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