Poésie/Verre, Ironie et Dieu/Anne Carson

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Whacher

Whacher

l’orthographe habituelle d’Emily pour watcher*,

a créé une confusion.

Par exemple

au premier vers du poème Dis-moi si c’est l’hiver?

dans l’édition Shakespeare Head.

Mais whacher est ce qu’elle écrivait.

Whacher est ce qu’elle était.

Elle guettait Dieu et les humains et le vent de la lande et la vaste nuit.

Elle guettait les yeux, les étoiles, dedans, dehors, le climat.

Elle guettait les barreaux du temps, qui se brisaient.

Elle guettait le pauvre cœur du monde

béant.

Être whacher n’est pas un choix.

Il n’est pas de lieu où y échapper,

pas de rebord où se hisser – comme un nageur

qui sort de l’eau au soleil couchant

en secouant les gouttes et l’eau simplement s’éparpille.

Être whacher en soi n’est pas triste ni joyeux,

bien qu’elle utilise ces mots dans ses poèmes

comme elle utilise les émotions liées à l’union sexuelle dans son roman,

teintant d’euphémisme le travail de guet.

Mais ça n’a pas de nom.

C’est transparent.

Parfois elle l’appelle Toi**.

« Emily est dans le salon, à brosser le tapis »,

rapporte Charlotte en 1828.

Insociable même chez elle

et incapable de croiser le regard des inconnus lorsqu’elle s’aventurait dehors,

Emily poursuivait son chemin difficile

à travers des jours et des années dont le vide effraie ses biographes.

Cette triste vie rabougrie, dit l’un.

Inintéressante, insignifiante, rongée par la déception

et le désespoir, dit un autre.

Elle aurait pu être un grand navigateur si elle avait été un homme,

suggère un troisième. Pendant ce temps,

Emily continuait de brosser dans le tapis la question :

Pourquoi rejeter le monde.

Pour quelqu’un accroché à Toi,

le monde semblait peut-être une sorte de phrase inachevée.

Anne Carson, Verre, Ironie et Dieu, éd. Corti, trad. Claire Malroux.

*Watcher a le double sens d’observateur et de veilleur.

**Thou est le pronom employé pour s’adresser à Dieu.

(Nous avons fait le choix de ne pas transcrire le poème dans son entier. Non seulement il est fort long, mais il nous semblait aussi important de ne pas gâcher le plaisir que pouvait vous offrir la découverte des expédients formels qui suivent. En espérant que cette mise en bouche vous y conviera…)

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