« Théorie générale de la connaissance » de Moritz Schlick

Tout jugement sert à désigner un état de fait. S’il coordonne un nouveau signe à cet état de fait (c’est-à-dire si dans le jugement apparaît un concept qui n’a été forgé que dans le seul but de désigner ce fait), le jugement représente alors une définition. Mais s’il n’a recours qu’à des concepts déjà utilisés à d’autres occasions, il est alors par là même une connaissance. Car désigner un objet par des concepts qui sont déjà coordonnés à d’autres objets, cela n’est permis que si ces objets ont auparavant été retrouvés dans le premier, et c’est précisément là que se constitue la nature de la connaissance. Le concept coordonné à ce qui est connu est en effet dans certaines relations de subsomption avec les concepts, au moyen desquels cette chose est connue, et l’existence de ces relations est le fait que le jugement sert à désigner.

Dans l’espace francophone, on retient la plupart du temps uniquement de Moritz Schlick – pour autant qu’on en retienne quelque chose, d’ailleurs – sa position de co-créateur de la célèbre école de Vienne. Et on se satisfait de quelques vagues considérations qui feraient de lui le fondateur de l’école analytique – mais tout cela comme étant chez lui seulement en germe, et étant destiné à être dépassé par d’autres devenus depuis plus illustres – , un pourfendeur de la métaphysique et le porte-étendard du réalisme critique. Équipé de ces quelques « certitudes », on se fait ainsi à bon compte l’économie d’aller jeter un œil sur ses textes.

Il n’y a connaissance que dans le jugement.

Chez Moritz Schlick, le concept ne se définit pas en rapport à sa relation avec l’intuition mais par un système de postulats. Autrement dit, rompant avec la nécessité épistémologique de la chose en soi ou du phénomène, la connaissance n’est possible qu’analytiquement. Autrement dit encore, connaître revient à désigner les faits par des jugements de façon à parvenir à une coordination univoque, tout en ayant recours au plus petit nombre possible de concepts. Connaître ce n’est donc en aucun cas « saisir » ou « faire l’expérience » d’une chose qui serait immédiatement donnée.

À rebours de l’interprétation désenchantée du mouvement analytique, qui aurait ainsi contribué à réduire le champ de la pensée en l’affermissant sur l’autel de son détachement de la réalité, le penseur allemand construit sa théorie en une sorte de double mouvement. Premièrement il semble bien réduire au seul domaine quantitatif – analytique – la possibilité de la connaissance. Mais secondement il se refuse à ne concéder qu’au seul donné la propriété de réel. En définissant le réel comme étant « tout ce qui est pensé comme existant en un certain temps » et en décrétant que l’irreprésentabilité d’une réalité non donnée n’offre d’objection ni à son existence ni à la possibilité de la connaître, il étend bien au transcendantal la possibilité de la connaissance dont il avait préalablement solidifié le domaine. Le réductionnisme dont on accuse l’hypothèse analytique n’est donc justifiée qu’en terme « procédural ». En aucun cas, elle ne cherche à étrécir ou à séparer du « domaine de la vie » une parcelle bornée au rabais où pourrait s’exercer en vase clos et sans risque une pensée décharnée. À l’opposé des convictions de nombre de ceux qui la critiquent sans l’avoir approchée – ou de ceux qui en ont fait autre chose que ce qu’elle était sous la plume de Moritz Schlick – elle ne fait pas qu’affermir le domaine de la connaissance, elle l’étend.

Nous avons vu depuis longtemps […] que la connaissance ne peut ni ne veut rendre présent ce qui est connu, ne faire qu’un avec lui, en avoir immédiatement l’intuition, mais seulement coordonner et mettre en ordre. Le fait que la connaissance réalise précisément cela et rien d’autre ne constitue pas sa faiblesse mais sa nature.

En plus de renvoyer à l’origine d’une pensée majeure avant même qu’elle ne dévie vers ce qui fera son immense succès – certes en la dénaturant quelque peu – , la Théorie générale de la connaissance permet d’approcher de manière générale la problématique de la connaissance. Penseur rigoureux et excellent pédagogue, Moritz Schlick, avant de les passer pour ses propres fins au fil de sa critique, déplie en effet avec brio et à-propos les linéaments ou apories qui président aux diverses manières d’envisager ce qu’est connaître. La notion de concept, celle – si pratique – de l’évidence, les thèses néokantiennes, l’opposition immanence-transcendance, le phénoménalisme, etc. : au-delà de sa prétention à y apporter des « solutions », ce livre majeur est donc aussi une fabuleuse introduction et à la philosophie analytique et à l’épistémologie. Alors que nous voyons germer aujourd’hui toujours plus de tentatives d’en resserrer le champ – voire, sous prétexte qu’elle serait responsable de tous nos maux, de l’annihiler – il est bon de lire un ouvrage où puisse se vérifier dans toute leur richesse les possibilités que continue de recéler la raison.

Moritz Schlick, Théorie générale de la connaissance, Gallimard, trad. Christian Bonnet.

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