« Par des traits » de Henri Michaux.

 

Par des traits 2

Si nos langues nous semblent formées, stables autant bien sûr que peuvent l’être les évènements baignant dans ce que l’on nomme présent, si nous ne pouvons avoir connaissance que de langues qui ont réussi, qui ont donné lieu à un alphabet, à des systèmes normés qu’ils soient consonantiques ou pictographiques, nous est-il même seulement possible d’imaginer ce qu’elles furent à leurs débuts, ou ce que d’autres furent qui se résumèrent à des tentatives, et sombrèrent dès leur ébauche?

Non pas, comme se proposent déjà de le faire des disciplines comme la morphologie ou la phonétique historiques, établir des généalogies, recourir à des constructions mentales (telle celle de l’indo-européen) pour « remonter le temps », mais bien simplement concevoir ces premiers traits qui désiraient ou non référer à quelque chose, faire ressentir, indépendamment peut-être de toute utilité.  Ce que creuse Michaux c’est cet espace là, cette envie, ce désir toujours bien présent du trait, du signe premier.

Insignifier par des traits.

Edité en 1984 chez Fata Morgana, Par des traits est le dernier recueil publié du vivant de Henri Michaux.  Constitué de deux séries de signes?, gestes?, mouvements?, entrecoupées d’un « poème » et suivies d’un « essai plus prosaïque », il propose, par l’exemple, une tentative de désaliénation du langage.  A ne le concevoir que dans le cadre de ses « fonctions pratiques », à n’imaginer l’écriture que comme organisation de mots, de lettres, de phrases, d’idéogrammes, on en oublie qu’elle ne fut d’abord probablement qu’un jet désordonné sur un support.  Probablement dénué d’intention, sans doute geste guidé par le hasard, peut-être trace involontaire qu’un être se chargea de doter après coup d’une signification (voire d’une intention), ce premier trait fut d’abord hors-signe.  La tentative (l’ultime presque) de Michaux passe d’abord par une invitation à se défaire du pouvoir de l’écriture, et donc aussi se défaire des pouvoirs politiques qu’elle institue naturellement.

Les menottes des mots ne se relâcheront plus.

En cherchant à concevoir (et dessiner, et exprimer) ce que fut ce premier geste, ce premier trait, il réinvestit la langue de ce qui sans doute la fonda : le désir.  Et un désir entier.  C’est-à-dire dénué de toute intention.  Attaché à rien.  Désir pur.

Alors, certes, il échoue.  Comme ces langues qui n’ont pas réussi, qui n’ont pas essaimé en systèmes, ses traits sont condamnés à retourner à leur encre.  Ils ne s’érigeront jamais en système, ils disparaitront sans que leurs gestes ne puissent construire de relations qui signifient.  Mais ils auront laissé l’essentiel, peut-être : une invitation au désir.

Signes qui permettraient d’être ouvert au monde autrement, créant, et développant « une fonction différente » en l’homme, le désaliénant.

Dans cette œuvre, Henri Michaux ré atteste, par la grâce de ce sublime échec, que la tâche du poète, son seul geste « utile », est d’offrir de nouveaux hasards.

Henri Michaux, Par des traits, 1984, Fata Morgana.

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