« Je vais, je vis » de Hubert Lucot.

Je vais je visQu’est ce que faire œuvre?  On peut partir d’un monde que l’on crée. Et de cette « comédie humaine » ou « Rougon-Macquart », faire surgir des parcelles du réel vécu.  Déployer l’espace.  Partir du monde et aller vers les parcelles qui le composent.  Ou bien partir de ses parcelles.  Faire œuvre est alors dire et redire ce monde réduit.  « L’épuiser », le parcourir encore et encore.  Partir d’un point, c’est le creuser sans cesse plus profond.  C’est déplier le temps, plutôt que déployer l’espace.  C’est, au lieu de faire face à l’ampleur du monde à questionner,  faire face à l’ampleur des moyens pour rendre compte de ce monde réduit qu’on s’est choisi.

Presque partout dans le monde règne un monde réduit.

Le monde réduit de H.L. (Hubert Lucot) c’est A.M. (Anne-Marie Lucot née Bono).  Alors que pendant près d’un demi-siècle, ils se sont aimés, parfois tumultueusement, on découvre chez la femme de 76 ans un cancer redoutable.  « Je vais, je vis » peint, sous forme d’un journal, le quotidien du couple dès cette annonce.  Mais ce n’est pas la maladie que l’on peint ici, ni la douleur, ni l’apitoiement.  Il ne s’agit pas de la petite histoire personnelle.  Mais, par le mot du poète et non par le fait, d’en faire surgir son essence.  Comme la maladie ou la vieillesse paraissent émonder l’être pour le dire dans ces fondements mêmes, la parole du poète atteint au plus près son sujet en se faisant économe.

mes phrases ont raccourci, elles s’arrêtent vite, je ne me plais plus aux volutes, ai-je perdu l’art de produire par les mots une nappe.

De ces coups de rabot dans la phrase, qui engagent la syntaxe, la grammaire, émergent les souvenirs du passé, les indignations.  Et aussi ce vertige qu’est la vie.  Ou plutôt ce vertige bouleversant et si émouvant, si rare aussi, qu’est constater la vie autour de soi.

Une femme grise traverse la rue, cela est bouleversant en SOI.

Les humains cloués debout sur l’herbe EXISTENT TERRIBLEMENT dans leur petitesse, qui s’oppose, verticale, à la grande longueur de la vue naturelle façonnée par l’homme.

C’est cette écriture qui se dépouille, comme l’être aimé mourant rejoint peu à peu son essence, qui permet d’atteindre ce creux si infime d’où tout semble sourdre.

Il m’aura fallu toute une vie pour apprécier en lui seul mon corps existant.

C’est, comme de ce corps détaché de ses assuétudes, de ses aspirations, donc devenu seul et pleinement lui-même, c’est de l’écriture même que vient la conscience d’être.  Ou de n’être pas.

elle m’aura aimé.  Cet aura sorti spontanément de ma plume me fait frémir.

L’inéluctabilité de la mort est d’abord aperçue dans les mots qui l’annoncent.  La phrase n’est pas performative.  Ni propitiatoire.  Elle n’est pas oracle.  Elle est, chez Hubert Lucot, cet éclair par lequel, non la chose, mais la conscience des choses advient.

A.M. est la montagne Sainte-Victoire d’Hubert Lucot.  Ce pan de réalité tant aimé qu’il aura peint tout du long de cinquante années.  Et qui lui aura permis, tel Cézanne peignant, d’écrire l’essence des choses.

Descendre aux Enfers et en ramener Eurydice relève de la transcendance.  Je préfère l’immanence ; toucher l’être d’A.M. tissé dans l’être du monde et dans mes sensations.

C’est rare!  C’est sublime!

Hubert Lucot, Je vais, je vis, 2013, P.OL.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/je-vais-je-vis-de-hubert-lucot/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.