La tête et les cornes

 

Le champ poétique a ceci en commun avec celui du christianisme débutant qu’il parait constitué à nombre égal de pratiquants et de chapelles. Comme si un domaine, à mesure qu’il cherchait à se créer une légitimité (ou, dans sa variante pessimiste, à mesure qu’il se réduit), devait forcément se diviser en autant d’entités indépendantes que de pratiquants, tous prétendant fermement incarner la vérité ou l’acmé de ce domaine et accusant l’autre d’hérésie. Dans le champ de la poésie française, on sera P.O.L. ou Gallimard Blanche, Flammarion ou Castor Astral, Eric Pesty ou Corlevour, etc. et rarement l’un et l’autre, la relation entre tous étant au mieux teintée de mépris, au pire d’indifférence. Celle-ci, pratiquée avec assiduité, se transformant alors en ignorance. À cette situation très clivante de la poésie contemporaine française en tant que telle s’ajoute le peu d’intérêt qu’elle parait manifester, à son corps défendant, pour les formes les plus contemporaines de la poésie en langue étrangère. Si l’on en retire la masse importante de traductions de l’américain (souvent les mêmes d’ailleurs, et souvent morts…), le champ de la poésie traduite occupe une place marginale dans celui de la création contemporaine. Et cela est d’autant plus marquant pour le lecteur neutre (c’est-à-dire celui n’écrivant pas de poésie et qui ne peut donc être suspecté de parti-pris) que des lecteurs du chinois, du japonais, du russe, de l’anglais, de l’allemand, du kirghize, etc. ont parfois depuis bien longtemps pu découvrir dans leur propre langue des œuvres essentielles de la poésie norvégienne, hollandaise, russe, berbère ou française. Pratiquant de la langue de Vondel, nous connaissons ainsi nombre d’exemples de poètes néerlandophones qui sont traduits depuis des lustres en bien d’autres langues, chez des éditeurs unanimement considérés comme de premier plan, et dont le travail est estimé comme majeur, et qui n’éveillent pas même le moindre début du tiers du quart d’un semblant d’intérêt chez quelque éditeur francophone que ce soit. Il y a décidément, dans ce domaine très précis de la poésie, un gouffre entre la réalité et le satisfecit d’ouverture et de curiosité que s’octroie à elle-même l’édition française.

La tête et les cornes est une revue qui se donne comme tâche essentielle de donner à lire de la poésie contemporaine traduite. Sans déclaration liminaire castratrice ni apparat critique (la langue d’origine, le nom de l’auteur, celui du traducteur, point), la revue est, au sens strict du terme, une revue de poésie*. Ni laboratoire de formes (où la revue serait vue comme un espace où l’on tente, non, ici les essais sont réussis), ni revue critique (où seraient disséquées des œuvres parues), ni revue-sandwich-salon-du-refusé (où les collaborateurs profiteraient de l’espace qu’ils créent pour se l’approprier**), La tête et les cornes permet à son lecteur de découvrir des formes aussi nouvelles qu’abouties, aussi radicalement étrangères que riches. Qu’elle soit norvégienne, coréenne, suédoise, américaine, allemande, française, etc. la poésie qu’elle nous propose est, à chaque fois, une façon de réactiver notre curiosité. Au regard de cette vivacité formelle, les clivages et luttes de chapelles de la poésie française contemporaine paraissent bien rigolotes…

Pour tout qui s’intéresse à ce que le langage permet – ou empêche – plutôt qu’aux discours creux qu’on tient sur ce langage, La tête et les cornes est une joie nécessaire.

La tête et les cornes en est à son sixième numéro. Le numéro 6 (35 pages – six euros, une paille!) est disponible sur commande ou dans les excellentes librairies. La revue est pilotée par Marie de Quatrebarbes, Maël Guesdon, Yohanna My Nguyen et Benoît Berthelier.

*la chose n’est pas si courante qu’il n’y paraît.

** la chose est aussi courante qu’il y paraît.

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