« Danube » de Claudio Magris

Souvent la lecture – ou la relecture – d’un texte tout imprégné de l’histoire du temps auquel il fut écrit permet, incidemment, de relire autrement le laps de temps écoulé depuis et d’éclairer mieux l’actualité la plus pressante. À l’heure où paraissent se fabriquer à neuf des clivages qui éloignent toujours plus deux portions d’une Europe souffreteuse, Danube est sans doute de ces livres qui permettent de les comprendre. L’Europe du Danube n’est pas celle du Rhin.

le mystère authentique n’est pas celui auquel cède avec complaisance l’esprit superstitieux, mais celui que la raison ne cesse de scruter avec les instruments dont elle dispose.

Le Danube traverse, longe ou effleure successivement l’Allemagne, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie, la Moldavie et l’Ukraine. Mais le fleuve que descend Claudio Magris, s’il épouse bien les contours géographiques du Danube, en épouse au moins tout autant l’histoire et les arts dont ses rives furent les témoins, ainsi que les hypothèses, délires et rêves qui naquirent sur ses bords. Ainsi le fleuve de Magris est-il peut-être – qui le saura jamais vraiment? – né d’un robinet. Ses eaux ont vu Eichmann, Kafka, Lukacs ou von Doderer. Elles ont séparé ou réuni est et ouest, Serbie et Slovaquie, nazisme et communisme. Le Danube de Magris est, au sens premier du terme, un prétexte. Quelque chose qui vient avant que ne s’y greffe un texte qui, tout à la fois, en dépend et s’en nourrit.

le fascisme, dans sa dimension la moins ignoble, mais non la moins destructrice, c’est aussi cette attitude qui consiste à savoir être un excellent ami pour son voisin immédiat, mais sans se rendre compte qu’il y a aussi d’autres hommes qui peuvent tout autant être les amis de leurs voisins immédiats.

Si le Danube de Magris est si utile maintenant, c’est parce que, précisément, il n’est pas qu’un document. Écrit en un temps dont il fait le récit, et dont il charrie donc les alluvions, il renseigne d’autant mieux sur ce qui nous en sépare ou nous y ramène, qu’il n’avait pas été pensé uniquement comme  son récit. Sur le pré-texte danube s’ente, in fine, tout ce qui n’est pas lui. C’est l’art, la pensée, l’irrépressible besoin de lutter ou d’aimer que les eaux du fleuve permettent à l’auteur de décrire avec d’autant plus de justesse qu’il feint de s’attacher à ce prétexte. Et alors, quarante années plus tard, le lecteur, revenant vers son objet supposé, perçoit ainsi plus clairement les linéaments de sa propre histoire, répétition désabusée et lucide d’une autre…

Tout récit est déjà en soi un paradoxe, un jeu de miroirs sans fin. Celui qui raconte une histoire raconte le monde, qui le contient aussi.

Claudio Magris, Danube, Gallimard, 1988, trad. Jean & Marie-Noëlle Pastureau.

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1 Commentaire

  1. joli de placer le verbe « enter » comme ça, l’air de rien ! belle chronique et mot compte triple

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