« Escorial » de Miklos Szentkuthy.


Il me faut à présent me délivrer de tout et de tous : pape, époux, parents, amis, princes et paysans vendangeurs, professeurs d’université, écrivains et artistes, saints et baroques conventionnels : il me faut rester seul, comme jamais ne l’ont été les vieux routiers de la solitude ; il faut que je sois jusqu’à ma mort, et au-delà, absurdité provocante aux yeux de tous.

Troisième tome de l’immense Bréviaire de Saint-Orphée, Escorial, comme le fait justement supposer son titre, nous emmène cette fois – alors que les deux premiers avaient pour cadre Venise – en Espagne. Et plus précisément dans l’Espagne du XVI ème siècle, par l’entremise de l’un de ses personnages les plus énigmatiques : Saint François Borgia. Neveu de la célèbre Lucrèce, duc de Gandie, Vice-Roi de Catalogne, Grand Général des Jésuites, grandement estimé par Charles-Quint puis par Philippe II, confident de la très belle Isabelle de Portugal – dont il sera chargé (épisode célèbre et tragique) de reconnaître le corps -, canonisé en 1671, il offre une image toute en nuances des « paradoxes » de son temps. S’exerçant à élever l’âme tout en sachant se garder, mais aussi se servir de sa chair, serviteur de la foi et de l’Empereur, solitaire et déterminé à servir le collectif, tenté par l’acédie et l’amour, l’illustre saint offre une image à la fois exemplative et radicale de son époque. Mais, et surtout, il paraît être, pour Miklos Szentkuthy comme pour son lecteur, une des images idéales de cet Orphée sanctifié que tente de dessiner l’Ogre de Budapest. Preuve en est, le cadrage, peu habituel dans le reste de l’oeuvre de l’auteur hongrois, sur la figure du jésuite. Alors que dans les deux premiers tomes les digressions, jouissives et innombrables, en diluaient toute possibilité affirmée d’un centre, ici le centre est bien et solidement campé par François Borgia. Ainsi, pour la première fois dans ce Bréviaire, l’hagiographie du saint qui ouvre chaque tome n’est ni plus ni moins que celle du personnage principal. François Borgia en Orphée. Orphée en François Borgia.

Une vieille Aspasie fardée pourpre de Toletan fut lutinée jusqu’à ce que, multipliant ses appâts babyloniens sur son hameçon, en compagnie de Bial doré de Catalogne, qui chassait loin de lui les hommes pieux avec une couronne noire entre ses cornes en toupet, ce dernier, hébété, défaillît dans les nombreux poisons de la dame, et acheminât sa bosse sous le joug d’icelle. Leur rejeton fut mort-né et, sur sa physionomie se trouvait une telle “mors evidens” que tous les nobles lardés d’onctions et aromatisés d’huile prirent la poudre d’escampette de dégoût, cependant qu’un juif “lunaticus” pris de pitié jouait un simulacre du rite de Jean, au bénéfice des bâtards diaboliques hispaniques Albaracin, Sanlucar et Sahagun, car que Notre Seigneur ne pût point y être, c’est aussi sûr que lourdement certain.

Délire baroque, folie du langage, oeuvre historique, histoire d’amour, catalogue esthétique occidental que complète une première et longue incursion en Asie, Escorial, car moins profus et plus empathique que ses autres parties, tout en en conservant l’étrange et folle beauté, est sans doute l’une des voies privilégiées pour entrer dans ce mastodonte de la littérature.

Je ne me considère pas comme un être vivant, mais comme un observateur absolu.

Miklos Szentkuthy, Escorial, 2016, Vies Parallèles, trad. Georges Kassaï & Robert Sctrick.

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