Poésie/Baltiques/Tomas Tranströmer

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Service de nuit

I

Cette nuit, je suis descendu voir le lest.

Je suis un des poids du silence

qui empêchent le caboteur de chavirer!

Des visages dans l’ombre, indistincts comme des pierres.

Qui ne savent que siffler : « Ne me touchez pas. »

II

D’autres voix se bousculent, comme une

ombre étroite, l’auditeur se déplace sur la bande

lumineuse des stations d’une radio.

Le langage marche au pas avec les bourreaux.

Voilà pourquoi nous devrons chercher un autre langage.

III

Le loup est là, ami de toutes les heures,

et il effleure les fenêtres de sa langue.

La vallée est remplie de manches de haches reptiles.

Le grondement du vol de nuit s’écoule sur le ciel,

morne, comme un fauteuil aux roues de fer.

IV

On défonce la ville. Mais le silence s’est fait.

Sous les ormes du cimetière :

un bulldozer vide. La pelle posée au sol –

geste de l’homme somnolant sur la table,

le poing devant lui. – Cloches qui sonnent.

Tomas Tranströmer, Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Gallimard, trad. Jacques Outin.

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/poesie-baltiques-tomas-transtromer/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.