Poésie/La pierre, le givre/Ryszard Krynicki

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

La pierre de Nowy Świat

C’est au moment seulement où je la retournai sur l’autre face qu’il s’avéra que ce lourd rond de grès qui ressemblait à la partie supérieure d’un moulin à main, une meule ou un couvercle de puits, avait été arraché à une vieille matzeva. De l’inscription mutilée on pouvait seulement deviner le prénom de la défunte : [Br]ejnche (Bräunche?), qu’elle était veuve et la date de sa mort : dans la nuit du quatrième huitième jour du mois d’elul de l’an 595 (ou bien 598?) d’après le petit comput – c’est-à-dire ou bien le 2 septembre 1835, ou bien le 29 août 1838, si je compte bien. La date exacte ne sera jamais déchiffrable car à l’endroit de la lettre déterminante, se trouvant au centre du rond, un carré a été découpé. Je trouvai cette pierre dans la cour envahie d’orties et de broussailles, peu après avoir acheté une maison délabrée dans le hameau de Nowy Świat, plus pour le nom prometteur que pour le lieu. Après la guerre habitèrent ici des personnes déplacées des territoires d’outre-Bug, comme moi, autrefois des Allemands, qui avaient laissé un lambeau décomposé d’un journal de 1936 dans le grenier et de nombreux flacons de médicaments brisés. Je ne demande pas quand et comment elle s’est trouvée ici, ni qui s’est livré à la barbarie. Je veux seulement la protéger d’une destruction plus avancée, je lui cherche un abri plus durable que mes lettres fragiles. Je ne sais que faire. Dans quel mur l’emmurer puisque du cimetière juif le plus proche des environs (dans une localité qui s’est un jour appelée Brodziec, plus tard Brätz, et à présent autrement), dont elle provient certainement, il ne reste aucune trace, et que personne ne peut même me dire où elle se trouvait. Je ne sais pas ce que j’ai le droit de faire et ce que je n’ai pas le droit. Je ne sais même pas si j’ai le droit d’être le gardien temporaire de la pierre tombale. Je ne sais pas à qui demander conseil et je ne sais pas si j’aurai le temps.

Ryszard Krynicki, La pierre, le givre, Grèges, trad. Isabelle Macor.

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