« Lilas rouge » de Reinhard Kaiser-Mühlecker.

Yahvé, Dieu de tendresse et de pitié, tolère faute, transgression et péché, mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération.

C’est quoi une grande œuvre? Qu’est ce qui fait, à la lecture d’un livre, lors du visionnage d’un film, lors de l’écoute d’une musique, que le livre, le film ou la musique n’est plus seulement un livre, un film ou une musique mais devient une « œuvre » et, qui plus est, « grande »?

mais tous partageaient la sensation profonde que le passé n’était pas apaisé et remuait encore, bouillait en eux comme un sang vif.

Au début des années quarante, Goldberger, un exploitant sylvicole originaire d’une région frontalière avec l’Allemagne doit fuir en toute hâte le village où il officie comme chef de section du parti nazi. Il arrive avec sa fille Martha à Rosenthal, un village de Haute-Autriche dominé au loin par le Magdalenberg. Dans sa main, Martha serre un bouquet de lilas rouge. Ferdinand, le fils, est au front. Ils élisent demeure dans une ferme abandonnée qui leur a été attribuée. Peu à peu ils s’installent, acquièrent une place dans le village. Ferdinand revient. Des enfants naissent. Mais les crimes tus vont peser sur la descendance de Goldberger.

Il fauchait à grands coups rageurs l’herbe rude et drue, et, en l’espace de quelques heures à peine, il n’éradiqua certes pas le souvenir de la journée écoulée, mais les pensées que celle-ci lui inspirait.

Dans Lilas rouge, l’auteur parvient à sonder comme rarement ce qui forme le fondement du lien qu’entretiennent la faute et le secret, et la terreur muette qu’il engendre. Dès le départ, une faute est commise, dont on sait pour partie l’ampleur – le coupable s’enfuit – sans en deviner la teneur exacte. Le coupable ensuite taira toujours les raisons de sa fuite. Et il le fera d’autant plus facilement que tout autour de lui se ligue dans cette même volonté de silence. Non pas nécessairement le silence qui désire cacher la faute, la dissimuler par crainte du châtiment, mais celui dont tout le monde s’arrange car même entendre est devenu trop lourd. Mais même quand tout s’accommode de ce mutisme, quelque chose demeure de ce qui est tu et qui cherche à se faire jour. On ne sait comment, on ne sait trop bien non plus ce que c’est ni comment cela influe sur nous mais, toujours, quelque chose reste, rappelle et agit. C’est une enfant frappée de mutisme, un accès de folie incendiaire, une simple lourdeur passagère dans l’atmosphère. C’est le regard d’un animal qu’on amène à l’écart pour l’abattre, c’est un nom qu’on se refuse à nommer, c’est la montagne qu’on aperçoit toujours au loin. Un banal signe, perçu ou non, et c’est comme un coin qui s’enfonce dans la stratégie du silence mise en place et patiemment entretenue. On donne alors parfois un nom à ces signes – malédiction, sorcellerie, fatalité, châtiment -, et on en fait supporter la charge et l’origine dans quelque chose qui n’est pas humain. Comme s’il était par là possible de s’exonérer de ce que notre silence fabrique. Aussi pesant soit le silence sous lequel on cherche à camoufler la faute, ses conséquences sont toujours là, et redoublées du poids d’être tue.

Le génie de Reinhard Kaiser-Mühlecker est de s’être appuyé sur l’extraordinaire efficacité de son récit pour développer sa trame plutôt que de le faire comme par devers elle. Tout comme les protagonistes sont emportés dans le flot des jours, dans leur quotidien et leurs projets, le lecteur est emporté dans la lecture du récit qui en est fait. Mais aussi, tout comme eux considèrent que leur quotidien n’est rendu possible qu’à condition de taire un fait originel, le lecteur est rendu témoin et comme complice de cette volonté de camoufler, dont participe la possibilité du récit. Instinctivement, par l’empathie qui se construit envers les personnages, on espère, tout comme eux, que cette stratégie du silence fonctionnera. Mais on sait aussi, comme eux, que taire est toujours savoir qu’on tait. Tout comme le poids du silence devient plus important que celui de la faute qu’il tait, celui d’un signe subtilement distillé dans un livre devient plus marquant que les phrases qui s’y enchaînent et les actions et les destins qu’il abrite.

On ne sait toujours pas ce qu’est une grande œuvre. Mais on est certain que Lilas rouge en est une.

C’est que le temps qui s’égrenait lentement dans cette pièce n’était pas composé de minutes ou de secondes ; il était tissé d’histoires.

Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge, Verdier, trad. Olivier Le Lay.

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