« Élégies imaginaires » de Jack Spicer.

C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça

Telle est la dernière phrase que Jack Spicer, sur son lit de mort, aurait dite à Robin Blaser, son compagnon de route. « C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça » (ou, en fonction de l’intonation, « Mon vocabulaire m’a fait ça à moi ») : cette phrase, qui résonne comme une épitaphe, illustre à elle seule l’univers de Jack Spicer. Ce que le poète entend par là, par « faire », n’est nullement de l’ordre de la métaphore ni une façon plus ou moins adroite de traduire originalement la classique idée de l’opérativité du langage. Il ne s’agit pas de lire dans chacun des termes de cette phrase autre chose que ce qu’ils évoquent et à quoi ils seraient censés renvoyer. Il ne s’agit pas non plus d’y déceler une autre formulation, profane, d’un logos créateur par lequel le réel s’instancierait. Quand Spicer dit que le vocabulaire « fait » quelque chose, c’est bien, « tout simplement », qu’il « fait » quelque chose. Qu’il fabrique. Que le langage dispose bien d’une existence propre et qu’il a un réel pouvoir sur les gens. Il n’est pas « parlé par des gens », ni même n’émane d’eux. Le langage est un monde à part, autonome.
Pour Spicer, le poète n’est alors qu’une forme de réceptacle/émetteur à travers lequel une parole parle. Le poète est une radio. À l’exact opposé de l’idée d’une poésie surgissant de l’intérieur, la poésie, selon Spicer, vient de dehors. Et cela, encore une fois, n’est nullement à entendre de façon métaphorique ou imagée :

Je ne crois pas que cela a quelque chose à voir avec ce qui est dans mon cerveau. Je crois qu’il y a quelque chose DEHORS. Je crois réellement à cela.

Ou encore :

Je crois que les poèmes sont diffusés vraiment comme des messages qui passent à la radio et que le poète est une radio. Je ne crois pas du tout que les poèmes viennent de l’intérieur. En tout cas pas les bons. Vous obtenez toutes sortes de parasites de la radio, ceux des mauvais transistors et ainsi de suite, mais je pense fondamentalement que les poèmes viennent de l’Extérieur. Je ne sais d’où et je n’en ai pas de notion théologique ou d’autre sorte. La chose que j’utilisais avant était les martiens verts, mais, visiblement, ce ne sont pas les martiens. Mais je pense que les poèmes proviennent, quand ils sont bons, de l’Extérieur, et je pense qu’ils donnent des messages aux poètes, aux autres poètes, mais je ne suis sûr de rien excepté que je sais que, à mon avis, un poème n’est pas quelque chose qui vient de moi sauf si c’est un mauvais poème, et j’en ai beaucoup.

Spicer croit aux fantômes, et il croit que ceux-ci dictent des mots. Et que le poète est celui dont la tâche est de retranscrire ces mots, sans rien en soustraire ni y ajouter . Ainsi le poète disparaît-il derrière le langage dont il n’est plus qu’un médium. Le poète n’a rien à voir avec ses poèmes, il n’est que le « convoyeur de la poésie » . À travers lui, c’est bien le langage qui se dit lui-même.
Aussi cette traduction d’Éric Suchère (qui clôt un travail entamé il y a vingt années !) est-elle l’occasion pour le lecteur francophone de découvrir bien plus qu’une nouvelle conception poétique, aussi originale soit-elle. Par la voix de Spicer, c’est d’une intimité troublante avec le langage dont il peut faire l’expérience. Et ainsi pourra-t-il lui aussi saisir, à son tour, ce que le langage « fait ».

Jack Spicer, Élégies imaginaires, Vies Parallèles, trad. Éric Suchère

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