Philosophie/L’Esprit dans un monde physique/ Jaegwon Kim

Nous étonne depuis longtemps l’ombre à peu près complète dans laquelle sont laissées, dans le champ francophone et ce jusqu’aux sphères académiques, des pensées considérées partout ailleurs comme absolument déterminantes. Tout entier occupé à rabattre sur elles-mêmes ses certitudes tranquilles à coups de citations nietzschéennes ou deleuziennes, le lecteur francophone prétendument averti méconnait souvent avec paresse et componction des pans gigantesques de ce qui se fabrique au-delà de ses très étroites frontières épistémiques. Faisant la moue à la seule mention d’ « analytique », de « logique », d’ « herméneutique » ou de « cognitif » et hanté par d’absurdes préjugés, il fabrique en vase clos des résistances sans plus très bien savoir à quoi il se dit résister. Ainsi enfermé dans une rengaine qui n’a de pensée que le nom, il manque d’apercevoir vraiment des textes majeurs quand il s’en dégage dans ses environs immédiats (Quentin Meillassoux) et consacre à leurs places des impostures manifestes (Bruno Latour). En donnant à lire quelques extraits d’œuvres unanimement considérées comme majeures, nous espérons inciter un peu plus le lecteur francophone à sortir de son fort douillet carcan. La pensée, après tout, n’est pas le confort…

Le problème fondamental de la causalité mentale est de répondre à cette question : comment l’esprit peut-il exercer ses pouvoirs dans un monde qui est fondamentalement physique? J’avancerai pour commencer quelques raisons qui justifient de vouloir sauver la causalité mentale – pourquoi il est important à nos yeux qu’il y ait réellement une efficacité causale de l’esprit (certains diront que reconnaître son existence est un préalable ultime et non négociable). En premier lieu, la possibilité de l’agir humain requiert de toute évidence que nos états mentaux – nos croyances, désirs et intentions – aient des effets causaux dans le monde physique. Dans les actions volontaires, il faut bien que d’une manière ou d’une autre, nos croyances, désirs, intentions et décisions provoquent les mouvements appropriés de nos membres, créant ainsi des arrangements nouveaux parmi les objets qui nous entourent. C’est de cette manière que nous nous débrouillons avec notre environnement, écrivons des articles de philosophie, construisons des ponts et des villes, et faisons des trous dans la couche d’ozone. En second lieu, la possibilité de la connaissance humaine présuppose la réalité de la causalité mentale : la perception, notre unique fenêtre sur le monde, requiert que des expériences perceptuelles et des croyances soient causées par des objets physiques et par des événements se produisant autour de nous. Le raisonnement, par le biais duquel nous acquérons des connaissances et des croyances nouvelles à partir du fond existant de ce que nous savons et croyons déjà, implique que de nouvelles croyances soient causées par d’autres qui leur préexistent ; plus généralement, on peut défendre l’idée que la causalité est indispensable pour que se transmette, d’une croyance à l’autre, la force de l’évidence.. La mémoire est un processus causal complexe impliquant des interactions entre des expériences, leur emmagasinement physique et leur transformation en croyances. Si vous écartez la perception, la mémoire et le raisonnement, vous écartez à peu près la totalité des connaissances humaines. De surcroît, la possibilité de la psychologie comme science théorique capable de produire, à propos du comportement humain, des explications fondées sur des lois, paraît clairement de la réalité de la causalité mentale. : il faut que les phénomènes mentaux puissent fonctionner comme des maillons indispensables dans des chaînes causales menant au comportement physique. On peut supposer qu’une science qui invoque les phénomènes mentaux dans ses explications leur accorde une efficacité causale. Si un phénomène joue un rôle explicatif, sa présence ou son absence dans une situation donnée doit faire une différence – une différence causale.

[D]eux explications, ou plus, peuvent être des explications rivales même si leurs prémisses explicatives sont mutuellement compatibles, et en fait toutes vraies, lorsqu’elles prétendent expliquer (en particulier, expliquer causalement) un unique explanandum. Que les explications surgissent dans différentes aires d’enquêtes, qu’elles soient données à différents « niveaux » d’analyse ou de description, ou qu’elles fournissent des réponses dans des cadres épistémiques et pragmatiques variés, tout cela ne fait aucune différence. Ainsi, un ingénieur en travaux publics expliquera tel accident de voiture comme ayant été causé par un défaut dans la courbe de la chaussée, tandis qu’un officier de police expliquera ce même accident comme ayant été causé par l’inattention au volant d’un conducteur inexpérimenté. Mais, dans un cas de ce genre, nous pensons naturellement que les causes ainsi présentées sont des causes partielles, et qu’elles contribuent ensemble à fournir la cause suffisante et complète de l’accident. Dès lors que chacune prétend être une cause complète de l’événement à expliquer, une tension se crée, et nous sommes alors fondés à demander, et même contraints de demander, quelle est la relation entre les deux causes. En fait, c’est précisément parce qu’aucune des explications « n’implique essentiellement de suppositions spécifiques à propos de l’autre » que nous avons besoin de savoir comment les deux explications sont reliées, comment les deux histoires causales à propos d’un même phénomène s’ajointent l’une à l’autre. Les deux histoires n’en forment-elles au fond qu’une seule, exprimée dans des langues différentes? Les deux histoires se complètent-elles, chacune n’étant que partielle? Et ainsi de suite. La métaphysique est le domaine où différents langages, théories, explications et systèmes conceptuels se rencontrent, règlent et clarifient leurs relations ontologiques. C’est l’hypothèse d’un réalisme cognitif large et non tendancieux qu’un tel domaine commun existe. Et si vous croyez que ce domaine commun n’existe pas, c’est encore de la métaphysique!

Jaegwon Kim, L’Esprit dans un monde physique, essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale, Ithaque, trad. François Athané & Édouard Guinet.

(si ce livre majeur permet d’entrer de plain pied dans la pensée exigeante et rigoureuse de Jaegwon Kim – et de bien saisir ses interprétations déterminantes du concept de « survenance » et du réductionnisme – il forme aussi une remarquable et très claire introduction générale à la problématique philosophique des rapports corps-esprit)

Lien Permanent pour cet article : https://www.librairie-ptyx.be/philosophie-lesprit-dans-un-monde-physique-jaegwon-kim/

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.