Poésie/À la source du vivre et du voir/Charles Reznikoff

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de ne plus consacrer ce blog, ces prochaines semaines, qu’à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Il était minuit passé quand je me suis mis au lit

et puis je me suis aperçu que je n’arrivais pas à dormir

et je continuais à penser à toutes les contrariétés de la journée.

Je me suis dit que ce serait une idée excellente

de me lever et de faire une longue promenade dans les rues tranquilles

mais j’étais trop fatigué pour sortir de mon lit :

même me rhabiller paraissait trop.

Comme je n’arrêtais pas de tourner la tête,

mon regard s’est arrêté sur le garage dans le jardin :

le toit couvert d’une couche de neige lisse.

De là où j’étais couché, je ne voyais pas la lune

ni le jardin lui-même

mais le toit du garage brillait comme un quadrilatère de lumière

contre l’obscurité :

un quadrilatère de lumière

contre l’obscurité.

En le regardant, j’ai perdu conscience

et suis tombé dans un sommeil profond et serein.

Charles Reznikoff, À la source du vivre et du voir, Unes, trad. André Markowicz

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