Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.
Ce chant est ton dernier
1
Ces intrigantes peintures rupestres je les ai laissées pour ce qu’elles étaient,
des peintures rupestres intrigantes, et je me suis installé
avec le journal d’hier sur la petite terrasse vide
du petit hôtel. Ai commandé un café noir. La propriétaire,
ouvertement antipathique. Sans doute
ma couleur de peau ne lui revenait-elle pas et mon nom,
que j’avais porté à sa connaissance lors du check-in,
a sans aucun doute fait pencher la balance. Mustafa.
Et dire que nous sommes l’un après l’autre les descendants d’un
seul et même petit clan qui vivait il y a 170 000 ans en Afrique,
Afrique.
Dieu merci, le client est roi, en Ardèche aussi.
Il prêchait la nécessité d’une identité nationale, le journal
d’hier, ciment de la vie en commun, une petite brise caressa
ma peau,
un trio d’homme apparut
(avec des sacs débordant d’outils indistincts)
prit place en parlant fort et en gesticulant à la petite table
sur ma gauche. Quelle vitalité[1] ! Comme elle les salua
chaleureusement, la propriétaire, apportant
du vin et des verres.
2
Pendant qu’une petite brise caressait ma peau
j’écoutais leur conversation et,
pour résumer l’histoire :
trois spéléologues ; la découverte d’une grotte
qui contenait plus de peintures que n’en contenait
l’ensemble des autres grottes découvertes par ici !
La propriétaire m’apporta un café au lait
et je protestai, pour lui faire perdre
encore un plus patience, en anglais,
fittest lingua franca. Gentlemanlike
je la mis en garde quant aux gaz :
mon ADN ne sait que faire du lactose.
3
J’écoutais la conversation des chercheurs de trous,
une petite brise caressait ma peau,
la propriétaire m’apporta un café noir,
le non-regard insistant, le temps
passa, de petites brises
chatouillaient ma peau, j’offrais
un café après l’autre
à Bacchus
et j’écoutais et je sentais
comme peu à peu le feu disparaissait
de la découverte, comme le feu
de la petite table des spéléologues
devenait un petit morceau de charbon éteint.
4
Les scientifiques se turent,
ne burent plus de vin,
leurs visages se figèrent.
Comme si chacun se retirait isolément,
s’armait.
Au début le sens de ce revirement m’échappa,
je ne comprenais pas pourquoi l’union était rompue
et maintenant encore je ne comprends pas pourquoi l’instant suivant je
compris le silence.
Je ne sais comment le connu se fit connaître.
(J’étais témoin,
me dis-je par après,
d’un événement historique
de premier ordre mais à laquelle notre espèce
refuse toute place dans l’Histoire.)
Les spéléologues, angoissés, se demandaient :
duquel d’entre nous la grotte sera-t-elle nommée ?
Mustafa Stitou, Cartes postales rose cochon, De Bezige Bij
[1] En français dans le texte