Poésie/Poèmes à pied/Cole Swensen

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

Wordsworth

Dorothy marche de Kendal à Grasmere et de Grasmere à Keswick, une cinquantaine de km à peine, de Alfoxden à Lynmouth et retour juste pour un paysage, un tableau intérieur, affinant à coups de pinceau une nouvelle façon de respirer. Elle put respirer à nouveau, écrivit tout, sous forme de notes : 30 mars : Marché je ne sais où. 31 mars : Marché. 1er avril : Marché au clair de lune. Marcha jusqu’à l’aveuglement. Marcha par grand vent. Marcha dedans le temps. 2 avril : Marché sous des arbres ; 4 avril : Marché jusqu’à la mer… Grande agitation dans l’air. Femme accroupie en forme de colombe comme la main prend la forme d’un oiseau en feuilletant un journal : Marcha au crépuscule. Marcha au-dedans. Ne fus ni entendue ni défendue, bien que je ressentisse les forces d’union tentant de réunir le groupe indéterminé de toutes les choses choisies. Je ferai le tri.

Wordsworth

William dans son bonheur lui devait tout et de cela lui vint une vie vivante disait William à ces jambes sans beauté je dois le fait d’être perdu et bien que j’aie presque parcouru 300.000 km, je dois ma vie, et paierai volontiers son poids en nuage.

Pour qui ça ne faisait pas de différence, marcher c’est simplement écrire

et vice-versa. Le rythme comme une façon de voir ne voyait que la route en marchant marchait comme quelqu’un tombé dans la cadence et comme il divaguait son lui encore une fois n’est plus là s’enfonçant face à un vent violent

et plus il marchait plus il s’enfonçait – 10 km juste pour le courrier et vingt de plus pour prendre le thé avec un ami. Et l’écriture même doit figurer la marche même,

qui devrait errer, déréglant le papier et donc toutes les inventions qui ordonnent le monde – la classification des plantes et des animaux – tout cela dans la main de William en écriture croisée comme on pisterait son arpent préféré tandis qu’il marchait de long en large dans les allées de son jardin, voyage perdu, disait-il.

Cole Swensen, Poèmes à pied, Corti, trad. Maïtreyi & Nicolas Pesquès.

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