« Un livre de martyrs américains » de Joyce Carol Oates.

Et dans une guerre, des innocents périssent.

Le 2 novembre 1999, Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio et tire sur le Dr Augustus Voorhees, l’un des médecins avorteurs de l’hôpital et son garde du corps. Ces derniers meurent sur le coup. Luther se rend immédiatement sans résistance. Avec un talent confirmé, Joyce Carol Oates, en suivant les deux familles, celle de l’assassin et celle du médecin abattu, détaille les événements qui ont précédé ou suivi le meurtre.

Bien sûr, je sais! Je sais… « Pas de dialogue avec l’ennemi ».

Alors que l’avortement est vu par les uns comme un principe essentiel du droit humain, il est considéré par les autres, comme une déviance morale absolue. On est « pro-choix » ou on est « pro-vie ». On pose en droit cardinal soit celui de disposer de son corps, soit celui du caractère sacré de toute vie. Et non seulement rien ne semble pouvoir rassembler ces deux certitudes antagonistes, mais la seule idée même d’un dialogue paraît impossible. Alors qu’en Europe aussi, les positions se crispent encore autour de ce sujet douloureux, l’auteure américaine y revient mais sans jamais se décider entre l’une ou l’autre, sans jamais soutenir une version contre l’autre. Non pas parce qu’elle même n’aurait pas fait un choix, ou même parce qu’elle prétendrait qu’aucun choix ne serait possible ou souhaitable. Mais bien, parce qu’elle a très bien compris qu’en dépit de l’assurance affichée par les tenants de chaque camp, aucune supériorité morale d’une position sur l’autre ne pourra jamais être dégagée.

Moralement, l’avortement est neutre.

Le martyr (qu’il soit ici le militant pro-vie, le docteur courageux, l’enfant avorté, l’enfant de l’assassin ou l’enfant de l’assassiné) ne naît pas, à proprement parler, de deux points de vue différents sur ce qu’est la vie. Il naît de l’inconnu mâtiné de haine dans lequel on cherche à laisser ce qui nous dérange. Pour le « pro-choix », le « pro-vie » est un dangereux bigot rétrograde, pour le « pro-vie », le « pro-choix » est un assassin. L’autre est dépouillé de sa raison ou de sa fonction morale. Il est le Mal ou le Fou. Il est l’ennemi. Et il n’est que cela. C’est-à-dire celui avec lequel il ne convient pas de discuter mais contre lequel il s’agit de combattre. Dans ce Livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates laisse pleinement sa place à la fiction. Ses personnages ne sont jamais uniquement les bras armés d’une faction ou de l’autre. Ils ne sont jamais des archétypes. Ils doutent tous, en ce compris ceux dont les actions apparaissent comme étant les plus extrêmes. En cela incarnent-ils, mieux sans doute que nombre de savants discours, la relativité morale de chacune des positions. En faisant l’économie d’un partage des responsabilités, aussi illusoire qu’inutile, elle revient ainsi sur l’importance qu’il y a à reconstruire un dialogue avec l’autre. Seule possibilité sans doute pour que se fasse jour la fragilité partagée de nos désaccords moraux et, à travers la constatation par chacun de celle-ci, si pas un accord, du moins un apaisement respectueux*.

Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains, 2019, Philippe Rey, trad. Claude Seban.

*et, diantre (ou « grand Dieu »), c’est peu de dire que nous en avons bien besoin…

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