« Libres d’obéir » de Johann Chapoutot.

Reinhart Höhn fut un compétent cacique du régime nazi. Brillant juriste du SD de la SS allemande, il fut chargé de théoriser avant la guerre et pendant celle-ci les structures sur lesquelles devait reposer le Grand Reich à venir. Après la guerre, qu’il termina comme général, et une brève période de « discrétion », il fondera une école de commerce qui deviendra la référence allemande du management. À travers lui, Johann Chapoutot se propose d’écrire une histoire de la continuité des idées qui irriguent la conception même de management.

L’exemple – extrême – de Reinhart Höhn le montre : le « management » et son règne ne sont pas neutres, mais pleinement solidaires d’un âge des masses, de la production et de la destruction qui a connu ses plus belles décennies, en Europe et aux États-Unis, entre 1890 et 1970.

Alors que les conquêtes sont envisagées ou en cours, une question cruciale se pose aux dirigeant de l’Allemagne nazie : comment faudra-t-il non seulement produire, mais aussi produire plus avec moins? Dans un Reich futur ou en construction au territoire immense, comment organiser au mieux le matériau humain à disposition – le matériau arien, bien entendu, la question ne se posant pas pour le reste qui sera soit soumis soit éliminé – pour maximiser son engagement et ses compétences et produire suffisamment pour le nourrir et l’armer? Pour beaucoup de ceux qui sont appelés par les dirigeants en place à réfléchir et mettre en œuvre les structures formelles organisant le travail, la réponse ne peut plus seulement être la contrainte. Il convient, plutôt que de forcer, de faire adhérer. Le système défendu sera alors celui d’un management par la responsabilité, où le supérieur décrète et contrôle la fin en laissant au subalterne le choix, la responsabilité, et éventuellement la culpabilité des moyens. Le tout sur fond de primauté à la race, de glorification du vivant, de critique de l’État. L’allemand n’a plus besoin au sens strict de la verticalité de la hiérarchie, ni de la rigidité de la loi étatique. Il sait – sa pureté seule est garante de son savoir – l’intérêt de la communauté. Et dans cet amas organique qu’est le Reich ne doivent plus lui être rappelés que de loin en loin les objectifs poursuivis, le sang arien qui coule en lui et qu’il partage avec les autres pourvoyant aux moyens. Mais si les dirigeants nazis avaient bien pris conscience de l’enjeu et eux-mêmes organisés ces think tank managériaux, peu des conclusions furent adoptées dans les faits et la façon d’administrer le pouvoir resta empreinte d’une fort traditionnelle verticalité. Ce sont bien ces idées, dépouillées de leur contexte racial et martial, qui formeront la base de l’enseignement de Reinhart Höhn et par là même du développement industriel allemand d’après-guerre.

Ce n’est pas nouveau, Johann Chapoutot connaît parfaitement son sujet (le nazisme) et sait le raconter. Et Libres d’obéir, remarquablement documenté, permet de jeter un regard neuf sur l’ambivalence inhérente à certains systèmes de pouvoirs. Là où le bât peut blesser par contre c’est qu’il offre malheureusement une arme aux nombreux afficionados du raccourci. Même s’il s’en défend en quelques endroits (comme dans l’extrait ci-dessus où il rappelle bien l’extrémité de l’exemple pris), il est indéniable que le livre entier est plus fondé sur une méfiance (qu’elle soit légitime ou non ne nous intéresse pas ici) dans ce qu’est ou représente le management que sur une volonté d’analyser transversalement un système organisationnel. En ce sens l’historien ne nous parait parfois pas fort loin du biais de confirmation. Et le lecteur avide de raccourci facile parviendra malheureusement sans trop de peine à prolonger les relations temporelles, idéologiques ou ad personam qui existent entre le nazisme et le management (et donc ce qu’il représente dans l’inconscient collectif, le capitalisme) en une relation causale. L’un deviendra alors, au moins partiellement, cause de l’autre. Et ce faisant, fort d’un reductio ad hitlerum de plus, on s’exonérera d’explorer plus finement les raisons des deux. Dommage…

Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard.

Cette chronique fut rédigée avant les nombreux passages en radio de l’auteur. Et c’est peu dire, au vu de ce qui fut retenu de cette médiatisation, que ce réductionisme (celui-là comme tant d’autres) prolifère aussi sur le hiatus (sans cesse grandissant) qui peut exister entre ce que l’on retient d’une parole médiatique et la réalité des écrits qui étaient censés initier cette parole.

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