ce que j’ai vu et entendu du monde suffira-t-il à faire un poème
De la poésie qui prend la poésie pour objet, il y en a beaucoup. Forcément, à partir du moment où le poète aura compris – ce qui n’est pas encore toujours le cas – que le principe cardinal de la poésie repose sur la matérialité du langage plutôt que sur son utilité, il aura aussi pu faire de ce dernier un moyen de retour vers lui-même. Cela peut être très intéressant, mais aussi très énervant. À la longue ce retour d’une discipline sur elle-même peut en devenir étouffant, laissant à celui qui « n’en est pas » l’impression d’un discours décharné et solipsiste réservé au seuls initiés.
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Avec Isabelle Sbrissa, la poésie est matière du poème, mais sans qu’il soit jamais oublié dont elle provient et vers laquelle elle doit faire retour. Le sens qui se construit conséquemment aux césures qu’elle fait subir au fil du discours vient en même temps remettre en cause le sens originel de ce dernier et l’appuyer. Autrement dit, les découpes que la poétesse opère dans son discours très construit sur ce qu’est le langage (ou le poème, ou la perception de la vie bien organique qui l’entoure et dont elle fait partie) y produisent une forme de parasitage qui vient étrangement aussi le seconder. C’est la dissolution que le poème opère dans le langage qui vient l’attester. Ce sont les accrocs dans la structure habituelle du discours qui viennent ici en éclairer le sens. Et plus encore qu’en éclairer le sens le poème vient ici « remettre ensemble » ce sur quoi le discours porte, le vivant, le réel.
Dans ce livre absolument superbe, les mouches vivantes, vues et dites, les tomates cultivées, observées et écrites, le concret et l’abstrait, le proche et le lointain, la vague rumeur du monde et le son strident perçu par l’oreille, le passé et le maintenant sont accueillis en vis-à-vis et, médiés par la poésie, conviés à une forme d’indiscernabilité momentanée. Le temps du poème est ici celui d’un sens suspendu, où le rapport entre la chose et ce qui la dit, entre l’objet et le sujet, est comme mis en sursis.
[…] le poème
trace
d’une ren
contre entre
cela qui
est et
ce je qui
par
le trace de ce
double tri
de choses et de
mots qui dans l’entre
-deux cause
quel
que chose qui
n’est
pas du monde
c’est
-à-dire du sens
des for
mes poèmes
Ce tout qui tient tout, ce sont l’acte de percevoir, celui d’en rendre compte, et ce sur quoi ils portent. Ce tout qui tient tout, ce sont, sujet ou prédicat, fragile et puissant, le monde et le poème.
Isabelle Sbrissa, tout tient tout, Héros-Limite.