« La raison en philosophie » de Robert B. Brandom.

Robert B. Brandom est l’auteur d’un des livres de philosophie les plus importants de ces dernières décennies, Rendre explicite. Fort de ses 1100 pages, celui-ci cherche à répondre, via une articulation neuve de moyens glanés dans des traditions philosophiques diverses (voire considérées comme antagoniques) à l’éternelle question des capacités auxquelles on fait référence quant il s’agit de qualifier la connaissance. Qu’est-ce que quelque chose d’autre que nous – un animal non-humain, un ordinateur – doit être capable de faire pour être qualifié comme possiblement connaissant? En s’intéressant à cela, c’est tout l’écheveau des mécanismes par lesquels nous envisageons, implicitement et explicitement, notre rapport à ce qui n’est pas nous, qu’il démonte avec une patience et une exigence d’une rigueur proprement vertigineuse.

Disons-le tout de go, l’œuvre de Brandom, comme toute œuvre philosophique majeure, ne se laisse résumer qu’au prix d’une perte qui en fait inévitablement rater le sens profond. Si l’on s’essayait quand même à ramener ces 1100 pages à une idée centrale déterminante, on dirait ceci : nous, humains, être rationnels à la recherche de raisons, utilisons le langage pour asserter et, via ces assertions, nous nous engageons implicitement, alors même qu’utiliser le langage est déjà rendre explicite une mécanique normative sociale, politique et morale. Autrement dit – de façon aussi abruptement incomplète – quand nous parlons, nous rendons explicite des faits implicites présupposés. Autrement dit encore – et replacé cette fois-ci dans la sphère de l’action -, les raisons pour lesquelles nous agissons et dont nous rendons compte via le langage, présupposent pourquoi nous devons agir. Autrement dit – et puis c’est tout pour l’illusoire tentative définitoire – les faits sont exactement les affirmations vraies et pleinement explicables en termes normatifs.

S’il est tout à fait impossible de faire saisir l’originalité, l’importance et l’ambition du projet de Brandom dans son ensemble en le réduisant à ces quelques phrases, on aimerait ici, en guise d’apéritif à la lecture de cette Raison en philosophie (qui en est elle-même une très brillante et claire introduction), dire quelques mots d’une des implications de cette théorie pour en faire ressentir – du moins on l’espère – , un peu de la puissance.

Jusqu’à Kant et encore après lui – mais considérablement enrichie – , la relation que la connaissance entretenait avec ce sur quoi elle portait était foncièrement duale. D’un côté on avait le concept, la forme et le général. De l’autre l’intuition, la matière et le particulier. Le concept était alors l’intermédiaire épistémologique entre le monde de l’esprit, qui comprend, et le monde réel, qui est sa source. Avec la conception de Brandom, ce dualisme est battu en brèche. L’une des implications majeures de sa théorie est en effet de faire reposer sur l’inférence la structure de la connaissance. En prenant un raccourci très très schématique, on pourrait expliquer cela de la façon qui suit : quand vous dites que « nager nu dans une rivière glacée est mauvais pour la santé », vous rendez explicite un présupposé du style « malgré le mouvement, la température de l’eau va influer sur celle de mon corps qui est nécessaire à la conservation de ma vie » plutôt que de prétendre à l’existence préalable d’un référent qui vérifierait votre assertion. Cette raison est implicitement constitutive de la signification de l’assertion. Quand vous parlez (et faites et connaissez) vous inférez plutôt que vous ne référez. Et non seulement l’inférence est nécessaire dans l’action de connaitre (et de dire et de faire) mais elle est aussi, d’après Brandom, suffisante. En d’autres termes – et en passant sur une foule de détails – l’articulation inférentielle est suffisante pour le contenu conceptuel. Cela signifie que – et à la différence de l’ensemble des tentatives de saisie du monde jusqu’ici, d’où son importance – , du monde de l’esprit au réel, il y a du concept de part en part. Les conséquences politiques, sociales, éthiques de cette solide hypothèse épistémique sont considérables.

La raison en philosophie est un recueil d’essais qui se propose d’explorer certaines des conséquences de la thèse centrale du maître-livre qu’est Rendre explicite. Y sont notamment subtilement analysées les tentatives empiristes de saisir le concept, la façon dont des membres d’une communauté parlante utilise le discours comme ils marqueraient des points dans un jeu normatif, ainsi que les très influentes thèses cognitivistes. Il se veut avant tout une abordable façon d’aborder la pensée de l’un des plus importants penseurs d’aujourd’hui.

Robert B. Brandom, La raison en philosophie, L’éclat, trad. Solal Azoulay, Sofia Batko, Adrien Carpentier, Pierre-Henri Castel, Maxime Diveu, Ulysse Jacquin, Carlos Malache Silva, Vincent Mussat, Pierre-François Mouraud, Manon Poinsignon, Valentin Rio & Adèle Rugini.

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