« La fille du sculpteur » de Tove Jansson

Un dimanche, je lui ai appris comment échapper aux serpents qui se trouvaient à l’intérieur du grand tapis de son appartement. Il suffisait de marcher sur les bords pâles et sur toutes les couleurs claires. Si on marche à côté, sur le marron, on est perdu. Ça grouille de tant de serpents que c’en est indescriptible, et il faut les imaginer. Chacun doit imaginer son propre serpent, car ceux des autres ne sont jamais aussi horribles.

Dans La fille du sculpteur, Tove Jansson nous raconte en une vingtaine d’instantanés le quotidien d’une fille de parents artistes entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, dans le Golfe de Finlande. Comme dans le premier de ces instantanés, Le veau d’or, c’est moins les faits qui importent que de saisir les différences qui émane de leur perception. Alors que ce que dessine l’enfant est bien un veau d’or, soit quelque chose censé attirer l’attention de Dieu, le brusquer et finalement provoquer sa colère, il est vu par l’adulte comme le dessin d’un agneau. Là où l’enfant cherche à matérialiser une offense, l’adulte, le ramenant à l’idée de naïveté auquel il cantonne traditionnellement l’enfance, y voit une action de grâce.

Le pouvoir extraordinaire dont l’enfant croit fermement disposer, croit-il seulement en disposer? Ou sont-ce les adultes qui dissimulent ce pouvoir sous les apparats de la croyance pour se rassurer de l’avoir perdu? L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte. À rebours du traditionnel éloge de la naïveté enfantine, elle rend à l’enfance tout sa puissance, sans la départir de l’étrangeté, de l’inquiétude et de la cruauté dont elle se nourrit. Sans doute, en la lisant, ne retrouve-t-on pas un accès, même ténu, à cette puissance, mais du moins sa beauté nous console-t-elle de sa perte. Et ce n’est pas rien…

Cela ne sert à rien de regarder parce qu’alors ce qu’on imagine disparaît.

Tove Jansson, La fille du sculpteur, La Peuplade, trad. Catherine Renaud.

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