« Les ailes de la colombe » de Henry James.

Entre l’évènement et les mots qui le disent, il y a un gouffre. L’histoire d’un des derniers romans de Henry James, ainsi, est simplissime. Kate Croy et Morton Densher ourdissent de marier ce dernier à Milly Theale, une jeune américaine fortunée et malade, de façon à s’approprier sa fortune en en héritant, une fois cette dernière décédée. Voilà. En sus des faits dont se servira l’auteur pour faire avancer la trame de son histoire et lui donner consistance, Les ailes de la colombe peut se limiter en première instance à la description de son évènement central. Et partant, aux considérations morales que revêt celui-ci.

Il y avait toujours des gens pour vous sauter dessus, et il ne leur venait jamais à l’esprit qu’ils vous engloutissaient. Ils le faisaient sans vous savourer.

Évidemment, avec Les ailes de la colombe, Henry James se penche sur les impératifs moraux et sociaux de la structure maritale de son temps. Bien entendu il y est question de la situation des femmes, des mécaniques de fabrication de l’inégalité économique et sociale et des difficiles questions morales que soulève toujours les moindres possibilités d’y échapper. Et oui, sûrement, Henry James se pose-t-il ici la question de la réalité amoureuse. L’amour n’est-il pas toujours celui d’une image, d’une idée, d’un souvenir?

– Ma chère petite, nous avançons dans un labyrinthe.

– Bien entendu. C’est justement ce qu’il y a d’amusant! s’écria Milly avec une étrange gaieté. Et ne me dites pas, dans ce cas par exemple, qu’on n’y trouve pas des abîmes. Je veux des abîmes!

Mais Les ailes de la colombe est aussi et avant tout, comme toute œuvre de l’anglais, une extraordinaire tentative esthétique. A contrario d’une conception triviale du réalisme, qui prétendrait rendre compte du réel en cherchant, par divers moyens, à s’y coller au plus près, celui de James est tout en circonvolutions, en raffinements, en ellipses. Et cela non pas, comme d’aucuns seraient anachroniquement tenté de lui reprocher, par une forme de dégoût aristocratique, mais bien parce que c’est à ce prix que le réel peut être saisi le plus complètement. Ainsi, par exemple, est-il bien plus efficace de taire les raisons précises qui ont motivé l’exclusion sociale du père de Kate Croy que d’en relater crûment les faits. Le lecteur est ainsi placé dans les conditions précises de non-dit, de pudeur étriquée, qui sont les composantes de la « bonne société » de son temps et sur lesquelles s’enracine le drame. Le raffinement de James n’est jamais une coquetterie ou un penchant naturel. Il est la condition d’exposition du réel. Ces abîmes, ce gouffre entre l’évènement et les mots qu’on agence pour le dire, peu l’auront investi comme Henry James.

Henry James, Les ailes de la colombe, Le Bruit du temps, Trad. Jean Pavans

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