Poésie/Départ pour la Patagonie/Esther Kinsky

Rarement le mot « poésie » et ses dérivés auront été autant à la mode. Une vocifération prétendument émancipatrice, un discours suintant l’emphase et le nationalisme, l’extatique récitation de lieux communs face caméra : la moindre revendication, la moindre supplique à vocation idéologique, sous prétexte qu’elle est médiée par le langage, est maintenant vendue comme ressortant du poétique. Rarement telle surenchère sémantique aura été si peu en rapport avec l’objet qu’il prétend nommer. La « poésie » est partout, la poésie nulle part. En « armant » leurs « luttes » des pâles ersatz d’une poésie réduite à ses clichés et aux seuls principes de la communication actuellement en vogue – format court, visuel, sonore, ludique, punchline – ces « combattants » du poétique parviennent à ridiculiser leurs combats (ça on s’en tamponne gentiment) et à donner de la poésie, pour ceux qui n’en connaissent rien, l’image d’un outil niais et inféodable à peu de frais à quelque « cause » que ce soit (ça c’est chez nous plus sensible). Tout entier dévolu à « étreindre par le langage » l’opprimé, le racisé, le féminin, le lombric ou le coquelicot, le poète guérillero en oublie que la poésie est avant tout chose esthétique (et non pas « belle », ni « jolie », ni « subjective »). Las de cette dilution de l’αίσθησιs (le grec, c’est toujours classe) dans tout ce à quoi on cherche bêtement à la forcer, nous avons décidé de consacrer majoritairement ce blog, ces prochaines semaines, à l’expression sans apprêt de textes poétiques qui comptent. Fi des étendards. Place à la poésie.

EN DISCRÉDIT

le terrain

sur l’autre rive

du cours d’eau de ce

ruisselet quelque pas à peine

séparent l’une

rive de l’autre entre les deux

des iris au printemps

violets et jaunes

visages qui sous le regard

fanent telle la peau des hommes

on les entend de l’autre côté

qui chuchotent puis on entend

les ombres des nuages

là-bas qui se froissent dans l’herbe

après longue sécheresse

les vides promesses qui s’envolent

d’averses inaccomplies

puis on entend

faire silence tout cela

jette le discrédit

Etsher Kinsky, Départ pour la Patagonie, Grèges, trad. Raphaëlle Vaillant.

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