« Qui s’occupe encore d’Yngue Frej? » de Stig Claesson

Les quatre qui continuaient à habiter Braten partageaient le silence qui y régnait maintenant, de façon relativement paisible et satisfaisante.

À soixante-douze ans, le cordonnier Emil Nathanael Gustafsson a décidé de prendre sa retraite. Avec trois compères, il vit dans une petite clairière reculée de la forêt suédoise du nom de Braten. Alors qu’il vient de remplacer l’ancienne boite aux lettres en bordure du chemin situé à plusieurs centaines de mètres de son habitation, il ne sait trop quoi inscrire sur le panneau qui indique la direction de la clairière. Hésitant entre le nom usuel du lieu-dit et celui officiel, il opte finalement, sans savoir pourquoi, pour « MONUMENT HISTORIQUE ». Quand les premiers touristes arrivent, les quatre vieux compères les mènent auprès des ruines de la maison d’Yngue Frej qui s’est éteint il y a près de 70 années…

Par tous les diables, qu’est ce qui l’avait bien pris? Il était là en train de montrer les fondations de la maison du vieux Frej et de dire qu’il s’agissait d’un monument historique. Il pouvait lui-même se rappeler la maison qui s’était trouvée ici, même s’il ne pouvait pas se souvenir d’Yngue. Mais de la maison et de Josepha, la vieille bonne femme d’Yngue, il pouvait s’en rappeler depuis sa plus jeune enfance. Elle avait vécu jusqu’à l’âge de cent trois ans et était morte lorsque le cordonnier en avait sept. Eriksson et Öman avaient alors dix ans. Mais leurs pères avaient fréquenté Yngue. Et tout ce que Yngue avait raconté à propos de cet étrange dix-neuvième siècle, et tout ce que de son côté il avait entendu à propos du dix-huitième et ce qu’il savait à propos du dix-septième, les compères l’avaient recueilli à leur tour. Braten avait un long passé. Ce qu’il n’avait pas c’était un lendemain.

Qui s’occupe encore d’Yngue Frej? est une farce. Une farce sur le temps qui passe, inexorablement, et ne laisse à ceux qui vieillissent que bien peu d’outils pour résister à sa déferlante. A fortiori quand tout est fait pour construire, peu à peu, une société qui les incluent, s’occupent d’eux, et ce même par devers eux. Mais la farce ne tient pas ici qu’à la confrontation classique entre deux temporalités antagonistes, ni le comique à la lutte sempiternelle des anciens contre les modernes. S’il y a farce, et que celle-ci est menée jusqu’à son terme, c’est avant tout parce que nos vieux sont bel et bien conscients de ce qu’ils sont surannés. Ils ont fait leur temps, ils le savent et ils l’acceptent. Mais l’accepter ne veut pas dire se soumettre benoitement aux temps nouveaux et en embrasser chacune des façons. Lucides et apaisés, on peut d’autant mieux s’en jouer. Délicieusement contestataire, Qui s’occupe encore d’Yngue Frej? offre un regard décalé et astucieux sur le temps qui passe.

Stig Claesson, Qui s’occupe encore d’Yngue Frej?, Plein Chant, trad.Georges Ueberschlag

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