« Journaux » de Franz Kafka.

La première et la dernière lettre de l’alphabet sont le début et la fin de ma sensation d’être semblable à un poisson.

Le journal d’un écrivain ne revêt bien souvent une utilité qu’accessoire. Il n’aura d’intérêt que parce qu’il éclaire l’œuvre (le journal étant dès lors de facto supposé y être extérieur), ou les faits historiques dont l’auteur aura été témoin, ou pour d’autres raisons, diverses, mais qui ne seront en général à trouver qu’au-delà du journal lui-même ou de son intention.

Je n’abandonnerai plus le Journal. Je dois me tenir fermement ici, car je ne le peux qu’ici.

Le journal de Kafka (ou plutôt donc Les journaux, composés de 12 cahiers in-octavo) occupe dans le genre « journal » une place à part. Écrits entre 1910 et 1922 (deux ans avant la mort de l’auteur), ces cahiers regroupent, dans un désordre certain, des rêves, des souvenirs, des annotations à la volée, des considérations sur la littérature, sur le théâtre, des projets de livres, des récits structurés ou juste ébauchés, bref un ensemble qui, précisément, n’a d’ensemble que le nom… Ces journaux seront bien entendu indispensables au spécialiste de l’œuvre de l’auteur praguois qui pourra y lire des genèses de textes ou y satisfaire sa soif d’exégèse. Ils seront utiles à qui voudra s’intéresser au monde juif européen du début du vingtième siècle. Tout comme au plumitif en herbe qui rêvera d’y déceler la recette du génie auquel il n’atteindra jamais.

Il est sûr que tout ce que j’ai trouvé à l’avance alors même que j’avais une bonne impression, que ce soit mot pour mot ou seulement incidemment mais avec des mots explicites, apparaît sur mon bureau quand j’essaie de le mettre par écrit comme sec, contourné, inamovible, gênant pour tout l’environnement, anxieux, mais surtout lacunaire, alors que rien n’a été trouvé de la trouvaille originale. Bien sûr cela tient pour la plus grande partie au fait que l’inspiration libérée du papier ne vient que dans un moment d’exaltation, que je crains plus que je ne l’espère, même si je l’espère beaucoup, mais qu’alors la matière est si ample, que je dois renoncer, je ne récupère à l’aveuglette que ce que me donne le hasard, au fil du courant, saisi au vol, si bien que cette acquisition due à une mise à l’écrit réfléchie n’est rien en comparaison de la masse dans laquelle elle a vécu, qu’elle est incapable de ramener cette mase et qu’elle est donc mauvaise et dérangeante, parce qu’elle attire inutilement.

Mais ce qui frappe le plus à la lecture de ces journaux c’est que le fatras qu’il forme semble faire sens, et ce d’autant plus qu’il n’était jamais prévu d’y donner un sens. D’un fragment l’autre le lecteur est emmené au plus profond du vertige mêlé d’une vie qui ne s’incarne que par la pensée et d’une pensée qui sait n’être fabriquée que par des conditions d’existence, les deux, la pensée et la vie, s’interpénétrant pour former comme une catégorie à part. Sans doute aussi servis par cette absence d’une recherche de cohésion (que requiert toujours l’œuvre que l’on destine comme telle, quoiqu’on en dise et quelle que soit la façon dont on cherche parfois à le cacher) ces journaux en acquièrent une qui ne renvoie le lecteur à aucune autre connue. Et c’est ainsi qu’ils forment alors une œuvre d’autant plus importante et originale qu’elle l’est malgré elle…

La clairière, que l’œuvre géniale a créée par brûlis dans ce qui nous entoure, est au bon emplacement pour y poser une petite lumière. D’où l’allumage qui part du génie, l’allumage généralisé, qui n’incite pas qu’à la seule imitation.

Franz Kafka, Journaux, Nous, trad. Robert Kahn.

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