« En vie » d’Eugène Savitzkaya.

Parfois on lit un texte trop tôt ou trop tard ou pour des raisons qui, à l’instant où l’on s’en saisit, ne sont pas les bonnes, ou du moins pas les meilleures. On veut lire en avance sur son âge. On veut lire un texte car on s’est donné pour objectif de tout lire d’un auteur. On veut lire un texte, car tout le monde en parle et on veut aussi pouvoir parler de quelque chose. Et quand, quelques années après, sur les conseils d’un ami, par distraction ou envie subite, on reprend le texte en question, celui-ci, parfois, pris indépendamment du contexte de sa première lecture, s’éclaire subitement. Dépouillé de toute circonstance, uniquement lui-même, il éblouit. Et il laisse sans voix.

Il y a dans le lundi pluvieux une petite fille qui touche à tout, passant sa main sur tous les objets comme on ébouriffe un plumage pour voir si les plumes se remettront en place. Et il y a une autre petite fille qui regarde. Et il y a un petit garçon qui regarde les deux petites filles. L’histoire commence et multiplie les personnages, car il pleut et, c’est bien connu, la pluie multiplie les apparences. Vint un jour où les petites filles qui touchent à tout soulevèrent les objets les plus incongrus comme pour en soupeser le sens. Elles soulevèrent des pneus de camion qu’elles laissèrent immédiatement retomber et les pneus se mirent à flamber. Elles soulevèrent des poteaux électriques qu’elles laissèrent retomber et les poteaux électriques se cassèrent en dix, irrémédiablement. L’irrémédiable venait tôt. Elles firent pivoter la statue équestre de Charlemagne et la renversèrent, dans un vacarme intolérable. L’intolérable avait repoussé les frontières de l’intolérable. Elles attrapèrent soudain un serpent dont la rigidité n’était qu’apparente et qui changea trente fois de forme avant de serrer les chevilles de petites filles, y laissant une légère auréole bleue. Les petites filles qui regardaient intensément regardèrent le feu qui fumait noir d’une opaque fumée continue. Elles regardèrent les tronçons du poteau qui avaient roulé tantôt à gauche, tantôt à droite de l’axe rompu. Elle regardèrent le cheval de Charlemagne qui ne présentait plus le même flanc à la lumière blême et, du pied, elles roulèrent en boule le serpent et le repoussèrent. Les petits garçons qui avaient assisté à tous ces prodiges ne firent ni ne dirent rien tant ils étaient estomaqués mais, le moment venu, ils se lancèrent dans une brusque cavalcade, ruèrent et piaffèrent à jamais. Et le monde naquit.

Rien d’extraordinaire ne se produira. L’extraordinaire n’aura pas lieu. Ou alors il a déjà cours, progressif comme un épanouissement ou un étiolement et fondu dans la vie courante comme une feuille dans le feuillage, et l’appréhender c’est comme décider de distinguer cette feuille parmi toutes les autres, d’en préciser la forme, la position sur la branche, le bord dentelé, la couleur changeante et d’en suivre les métamorphoses, jour après jour, jusqu’à sa chute sur terre et sa transformation en humus ou en cendre. Ainsi, une fois pour toutes, on aura vu l’extraordinaire tomber et se dissoudre dans la terre commune et y perdre ses principales caractéristiques, son apparence, ses raisons d’être.

Eugène Savizkaya, En vie, 1994, Éditions de Minuit.

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