« Adam, la nature humaine, avant et après » sous la direction de Gianluca Briguglia & Irène Rosier-Catach.

Chute d'AdamLa question de l’homme prélapsaire comporte en fait deux interrogations de fond, l’une de caractère historique et l’autre philosophique, conceptuellement distinctes, même si elles sont souvent mêlées. La première se demande comment étaient et comment vécurent Adam et Ève avant le péché originel, en présupposant qu’il y ait eu un certain laps de temps entre la création et la chute de l’homme. La seconde, en voulant esquisser une histoire contrefactuelle ou une expérience de pensée, se demande comment auraient été les descendants des premiers parents « si ceux-ci n’avaient pas péché ». Les deux interrogations sous-tendent cependant une question plus générale : comment se représenter l’homme dans une condition naturelle et idéale, habitant un monde physique primitif et pur?

La chute de l’homme de l’Eden est, essentiellement, un fait théologique. Contée dans l’Ancien Testament comme l’une des vérités révélées, cet épisode est bien entendu, et à part entière, un fait religieux. Il parait supposer ainsi, avant que d’être analysé et pensé dans toutes ses possibilités, une adhésion à la vérité dont il se présente comme l’une des émanations. Penser la Chute, dans une civilisation ayant appris à se méfier du religieux, revient presque à concéder y croire. C’est oublier, d’une part, que ce cantonnement du théologique à une sphère réduite et bien délimitée des savoirs est très récent, et que, d’autre part, comprendre les conséquences d’une foi, et y accorder une importance autre que liée au fait religieux, n’est pas y adhérer.

Qu’est ce que la nature humaine avant la chute? Le rapport entre le nom et la chose était-il direct avant qu’Adam ne faute? Qu’en serait-il si les premiers parents n’avaient pas pêché? La faute n’est-elle pas plus d’orgueil que de chair? Le protoplaste était-il le protopriétaire? Quel est le régime politique originel? Toutes questions qui ont animé, des centaines d’années durant, des débats d’une richesse et d’une complexité rares. Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Pierre Lombard, Grégoire de Tours, Jean de Olivi… tous, et tant d’autres, se sont penchés sur cette question du moment de cette première faute, y percevant non seulement le germe de celles qui suivirent et de l’enracinement de l’être humain dans le péché, mais aussi – et surtout – la possibilité de s’en libérer. Revenir aujourd’hui aux textes qui se sont saisis de cette question de l’écart entre pré- et post- lapsaire permet, bien au-delà de l’aspect simplement documentaire ou historique, de réinvestir nos propres fondements d’humain. Si l’on se défait de ce présupposé qu’est forcément mortifiante pour l’humanité toute doctrine du péché, ce moment précis où le premier homme chute redevient fondateur de notre propre condition, et permet de l’éclairer d’une clarté toujours riche.

La finalité de ces débats n’est donc pas celle de penser le retour à un impossible état d’innocence, mais celle d’analyser les écarts entre cette nature-là et l’état actuel, pour rendre possible – à travers cette mise entre parenthèses contrefactuelle de la réalité – l’étude des relations de pouvoir, de manière plus pleine et authentique. C’est en dépassant les limitations de notre nature actuelle et effective que nous pourrons mieux la comprendre.

Comme il était illusoire pour les chercheurs médiévaux de penser à la Chute en terme de retour à l’état prélapsaire, mais utile à construire un rapport au réel enrichi de ce recours à l’imaginaire, re-penser aujourd’hui la Chute, à la lumière d’une relecture apaisée, par exemple, des scolastiques, nous aide à mieux comprendre notre propre nature. La Chute nous a façonné. Et, qu’on y croie ou non, cette césure, déjà de par l’abondante discussion qu’elle a suscitée, a produit des effets durables et sensibles sur notre façon de nous percevoir humain. Issue, sans doute pour beaucoup d’entre nous, d’une fiction, la Chute se dessine comme l’un des moments clés de notre anthropologie.

Sous la direction de Gianluca Briguglia & Irène Rosier-Catach, Adam, La nature humaine, avant et après. Épistémologie de la chute, 2016, Publications de la Sorbonne.

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