« Les vivres » de Marie de Quatrebarbes.

J’aimerais écrire des phrases emboîtées comme des poupées russes. Loger dans leur ventre de bois creux un secret peut préserver : une rose est dans une rose, une abeille dans une abeille.

Réparties en 6 parties comme autant de mois – de juillet à décembre – les séquences de Les vivres peuvent se lire comme des fragments recomposés d’un journal. S’y décèlent le rappel d’une disparition, des souvenirs épars de bruits, de visions, d’objets, de sensations, des questions aussi. Toutes choses identifiables comme telles et qui renvoient, peu à peu, à ce qui a été perdu. Doucement le lit lui-même des souvenirs, tels que disposés pour le lecteur, fabrique une image de ce qui a disparu qui devient reconnaissable et acquiert une consistance.

Et lorsqu’ils débarquent les vivres on compte les images, comment elles nous apparurent, dans leur brièveté, plus que jamais tenue dans une correspondance étroite.

Mais il ne s’agit évidemment pas ici d’exposer aux yeux de tous la douleur qu’aurait provoquée une perte ou de simplement viser via sa mise en récit à atténuer la peine qu’elle aurait laissée à vif. Le littéraire ne sert pas ici d’excuse au cathartique ni n’est le prétexte à une plaintive mise en avant de soi. Si cela en est partie prenante, ce ne l’est, de prime abord, que médié par les outils de la littérature, et en vue de celle-ci. Il y a la perte, le souvenir, la sensation, ce que l’acte de se remémorer ou de ressentir suppose et engendre, et ce que les dire leur apporte ou en retranche. Il y a le deuil, toujours personnel, et les possibilités de le partager, via l’universalité du langage. Il y a le mot « vivres », signe qui renvoie vers le référent courant de nourriture et le même qui renvoie vers un autre, encore à investir et si ténu, celui des « façons de vivre ». Et entre tout cela, le travail à petites touches précises, délicates, subtiles de Marie de Quatrebarbes qui laissent au lecteur suffisamment de place pour qu’il s’y construise tout un monde, dont un « on » peut germer. Dans toutes ces formes que prennent le deuil et les souvenirs qu’il laisse, sa poésie introduit comme des heurts. Des fragments de vers dans la prose, ou de proses dans l’élégie. Comme autant de saccades dans une forêt de formes.

Des phrases accidentées du couple pain/plan, des arguments comme disent les enfants, d’un front nu : va, selon. J’ai appris ici qu’un paysage s’est donné pour le vivre des ordres très différents, s’unissant. Il y a des pensées qui s’accrochent et des fleurs aux délicats jabots. Les images et les mots sont en fait irréconciliables. Ils se juxtaposent au faire-semblant et laissent s’égratigner l’air. On calcule à peine le mouvement que permet l’accentuation. Pour rapporter les choses à leur réalité, la seule, depuis le souffle que fut le paysage, à défaut du mouvement le combat est libre.

Lire Les vivres, d’une lecture lente, multiple, attentive, c’est comme revenir à ce que lire veut dire. C’est-à-dire à la découverte émerveillée d’un espace de partage entre une intention et sa réception, dont l’une dépend de l’autre, et qui toutes deux sont maintenues, on se sait jamais exactement comment – et qu’on ne le sache pas exactement forme une condition de la réussite – , en un délicat et précaire équilibre. Marie de Quatrebarbes, dans ce livre magnifique, parvient à donner à lire non pas seulement des états ou des séquences d’un mouvement, dont la lecture elle-même participe, mais le mouvement lui-même…

C’est un paysage en mouvement, tel qu’à quelque point où l’on regarde, il est beau

Marie de Quatrebarbes, Les vivres, P.O.L.

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