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« Trop tard » de Werner Kofler.

Trop tardVous voulez que je raconte?  Bon, je raconte.

« Trop tard » se compose de deux récits de Werner Kofler, prolongés par une postface d’Elfriede Jelinek, défense rageuse et acharnée de cet immense écrivain disparu en 2011.  Dans le premier des deux récits intitulé « Trop tard », le narrateur, à son bureau, lit des faits divers, imagine une histoire, celle d’un architecte assassiné en présence de sa maîtresse de 53 ans sa cadette.  Puis, alors que que se pose la question de la vente d’un bien familial, lui vient également à l’esprit celle de la survivance des souvenirs, des images, qui y sont liés.  Peu à peu vont alors se mêler les motifs, la figure de l’architecte devenant celle qui prive le narrateur de ses souvenirs d’enfance, en construisant un immeuble bouchant la vue de l’enfant qu’il était cinquante ans plus tôt.

bouchée, la vue « depuis » l’enfance [...] bouchée, la vue sur moi, m’observant cinq décennies plus tard depuis ma terrasse de l’autre côté.

En bouchant la vue de l’enfant qu’était le narrateur, le promoteur le coupe littéralement de lui-même.  Il le dépèce de son enfance.  En dressant un rempart dans le paysage de l’enfance, c’en est un autre qu’il dresse entre le quinquagénaire et l’enfant qu’il était.  Entre le souvenant et le souvenir.

Bouchée la vue sur l’enfance.

Et cela vaut bien d’ourdir une terrible vengeance.

Dans le second récit « Tiefland, obsession », Werner Kofler s’empare d’une des « anecdotes » les plus terrifiantes de l’histoire du cinéma : alors qu’entre 1940 et 1941, elle tourne son film « Tiefland », Leni Riefensthal fait appel à des figurants Rom qu’elle sort d’un camp de concentration…  juste le temps du tournage.  A la sortie du film en 1954, la polémique fut occultée sous les dorures (pour faire simple) de « l’art pour l’art ».  Kofler revient sur ce fait précisément pour en dénoncer le statut d’anecdote et interroger ce que l’art excuse.  Parfois à très bon compte.

il n’y a pas que le Beau qui ne soit rien, et le Beau n’est pas seul à n’être rien que le commencement du Terrible!

Et tout cela dans une phrase hachée, en saccades.  Où le montage du récit s’opère chez le lecteur.

le matériau est rayé, ça scintille et c’est flou -

Où l’art virtuose de l’instantané est tout au service d’une rage qu’il ne s’agit pas de contenir dans un espace trop étendu de peur de l’y perdre.  La phrase de Kofler est telle un monstre hystérique que l’on enfermerait dans une toile de jute trop cintrée et dont on devinerait les soubressauts, les efforts rageurs pour s’en libérer.  Lire Kofler, c’est faire une expérience de la rage.

Une vraie rage, ça doit tenir dans une trousse de toilette.  Qui voit cela?  Qui l’entend?  Qui sait encore lire?

Werner Kofler, Trop tard, 2013, Absalon, trad. Bernard Banoun.

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