« En voie d’abstraction » de Rosmarie Waldrop

Les mots peuvent-ils faire l’impossible et traverser la barrière du concept? Les choses et le nom des choses peuvent-ils estomper leurs frontières comme le font les choses et l’espace?

L’humanité n’a eu de cesse, depuis des millénaires, de construire entre elle et les choses des outils formels censés lui permettre de les approcher mieux. Logique, mathématiques, langues, phonèmes, morphèmes ou bits, tous ces systèmes de signes et leur multiples combinaisons ont peu à peu bâti dans le monde un espace aussi gigantesque que celui duquel ils devaient rendre compte.

Les noms se multiplièrent dans le sillage des caravanes, des galères, des navires de ligne. L’orthographe aussi capricieuse que les vents. Retrouver les itinéraires, retrouver ce qui a disparu, s’est effacé, retrouver combien de pages entre l’île de Circé et le rocher de Charybde. Non que nos sensations doivent s’accorder aux images dans notre cerveau, mais le cerveau a besoin d’un corps où accrocher ses références. Peu importe qu’il soit carré ou bancal, court, tassé, fait de bric et de broc pour encadrer fenêtre, porte, tableau ou disposition d’esprit. Pourvu qu’à l’instant où l’émotion naît, nous soyons préparés à accueillir le futur en suspens au bord de notre œil.

Rosmarie Waldrop tente ici de percevoir, via la poésie – un système sémiologique s’il en est – l’aventure vers l’abstrait. En repoussant toujours plus loin les limites de l’abstraction, l’homme a élaboré un véritable monument de signes dont les effets, eux, ont pesé parfois très concrètement sur nos vies. Les O et les 1 guident des bombes. La géométrie de la sphère nous a éloigné de la rondeur du caillou. Mais, aussi, le langage, lui-même produit de l’abstraction, peut, via la poésie, faire retour sur cette aventure humaine. Certes abondamment référente et abreuvée à sa connaissance aussi large que fine des mécanismes du concept, la poésie de Rosmarie Wladrop reste quand même de la poésie. Elle ne devient jamais une forme de pensée en mots. Elle s’origine dans un intérêt pour l’abstrait, elle en fait son sujet, mais elle n’en devient pas un énième succédané intellectif. Et c’est à ce jeu délicat sur la frontière étroite et trouble qui sépare le mot du concept que nous devons, une nouvelle fois, de pouvoir goutter l’extraordinaire subtilité d’une poétesse au faîte de son talent.

Entre absence de l’objet et absence de signe, une distance à parcourir.

Rosmarie Waldrop, En voie d’abstraction, L’Attente, trad. Françoise de Laroque.

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