« Homer & Langley » de E.L. Doctorow

Homer est aveugle, passionné de littérature et de musique classique.  Langley est épris de sciences et virulent politique.  Les deux frères, depuis la disparition de leurs parents en 1918 vivent reclus dans leur sompueuse demeure de la cinquième avenue de New York.  Celle-ci devient peu à peu un véritable musée, s’emplissant des divers objets que collectionne compulsivement Langley.  Des coupures de presse quotidienne à une Ford T, l’amoncellement des choses n’est cependant pas l’exercice d’un froid matérialisme.  Car les choses, dans le siècle qu’ils traversent, en forment presque le coeur, l’essence.  Leur geste est un geste d’étude, de compréhension, non de stricte accumulation.  Aussi, s’ils vivent à l’écart, leur isolement n’est pas fait de murs mais de filtres.  Ils laissent ainsi venir à eux les exclus du siècle : l’américain d’origine coréenne lors de la guerre de Corée, les opposants à la guerre du Vietnam, et tant d’autres qui n’auront jamais vocation à rester. 

Ainsi passent les gens dans notre vie, et tout ce qu’on peut conserver d’eux c’est le souvenir de leur humanité, pauvre chose capricieuse privée d’empire, comme la nôtre.

Mais si la maison s’emplit, c’est au mépris de l’entretien de ses façades, comme de leurs propres apparences.  Et l’extérieur de voir en eux l’expression suprême de la déchéance, au lieu d’y déceler précisément ce qui questionne son mode d’existence.

Après tout, nous vivions des vies originales, personnelles, sans nous laisser intimider par les convenances – ne pouvions-nous être un point suprême de la lignée, la floraison de l’arbre familial?

Homer et Langley, physiquement, disparaîtront sous les choses qu’ils collectionnent.  Leur milieu de vie se dégradera.  Leur corps, leur esprits perdront leur vigueur.  Langley deviendra paranoïaque, Homer sourd.  En cela, ils sont nos contemporains les plus communs.  Mais le véritable écart, qui nous les fait ressentir comme à rebours, c’est qu’il en ont conscience dans un monde inconscient.    

Il y a des moments où je ne peux plus supporter cette conscience implacable.  Elle ne connaît qu’elle-même.  Les images des choses ne sont pas les choses.  Eveillé, je suis dans un continuum avec les rêves.  Je sens à mes machines à écrire, à ma table, à ma chaise cette assurance d’un monde solide où les objets occupent de l’espace, où n’existe pas le vide infini d’une pensée dépourvue de substance qui ne mène qu’à elle-même.  Mes souvenirs pâlissent à mesure que je fais encore et encore appel à eux.  Ils deviennent de plus en plus fantomatiques.  Je ne crains rien tant que de les perdre complètement et de n’avoir plus pour y vivre que le désert illimité de mon esprit.  Si je pouvais devenir fou, si mon propre vouloir pouvait provoquer cela, peut-être ne saurais-je pas combien je vais mal, combien est affreuse cette conscience qui est irrémédiablement consciente d’elle-même.  Avec seulement le contact de la main de mon frère pour savoir que je ne suis pas seul.

E.L Doctorow, Homer & Langley, 2012, Actes Sud.

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