« La traversée des sentiments » de William Reddy.

L’histoire, en tant que pratique, ne s’est intéressée que récemment aux sentiments. Partagé entre le risque de réductionnisme d’une approche psychologique et celui d’inamovibilité de l’approche anthropologique, l’historien est resté longtemps (et le reste encore, surtout dans le champ francophone) prudemment à l’écart de cette émotion, dont il ne savait par quel bout l’appréhender. Avec La traversée des sentiments, William Reddy fait non seulement figure de pionnier, mais il donne aussi un véritable cadre conceptuel à l’histoire des émotions.

Dans les deux première parties, l’auteur dresse un tableau synoptique des attitudes de la psychologie et de l’anthropologie à l’égard de l’émotion. Pour combler l’écart entre l’attitude de l’anthropologie et celle de la psychologie, sans privilégier l’un ou l’autre versant par trop dogmatique de chacune de ces pratiques, il développe ensuite un double concept de traduction et d’énoncés émotifs. Il ne conviendrait ainsi plus de juger de la pertinence d’un énoncé selon des critères in fine basés sur un axe signifiant/signifié mais bien en l’envisageant comme une traduction (la formulation d’un « je t’aime » n’est plus le plaquage langagier signifiant d’un état signifié, mais la traduction dans un système d’un « même » état dans un autre). De même l’axe vrai/faux ne serait-il plus opérant pour analyser l’énoncé d’émotion, mais bien plutôt celui d’efficace/inefficace (la formulation d’un « je t’aime » ne décrète aucune vérité en soi, mais elle décrit, crée une relation et, éventuellement, la modifie. L’énoncé émotif est avant tout performatif). Fort du cadre conceptuel préalablement défini, il passe alors à l’analyse d’un cas historique particulier : la période 1700-1850. Au cours de celle-ci il apparaît que le sentimentalisme, qui fut développé « en sous-mains » dans des cadres réduits pour tenter d’échapper au pouvoir d’ancien régime autoritaire et centralisateur, tout à la fois grandit avec ce dernier et fut l’une des raisons de sa chute. Le déluge de 1789 à 1794, fut aussi celui des sentiments. Et la réaction politique qui suivit fut aussi celle d’un retour à un mode d’expression des émotions moins démonstratif et, surtout, moins opérant. La révolution fut donc aussi, et ce jusque dans ses délires les plus sanguinaires, la trace d’une foi inébranlable en la capacité d’action du sentiment et la volonté de construire un espace de liberté émotionnelle pour tous.

En se refusant à donner dans les clichés polémiques d’une discipline ou de l’autre et en préservant envers et contre tout l’intérêt d’un critère d’analyse malgré les errements et les attaques tous azimuts qu’il suscite, Willam Reddy produit un livre déterminant. Non seulement, il ouvre un champ d’analyse neuf (l’émotion devient un domaine de recherche historiquement valide) mais il offre également à nombre de disciplines des outils rénovés (l’histoire, éclairée par celle des sentiments, n’est plus la même). Ainsi peuvent s’enchevêtrer, avec rigueur, l’anthropologie, l’histoire, la psychologie et la politique. Pour qui s’intéresse vraiment à l’articulation de ces domaines ou à l’un de ceux-ci, ce livre est absolument indispensable…

William Reddy, La traversée des sentiments, Un cadre pour l’histoire des émotions (1700-1850), 2019, Les Presses du réel, trad. Sophie Renaut.

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