« La voleuse de fruit » de Peter Handke

C’est raconté ici, répété et relié à l’histoire du voisin nettoyant et ratissant mon terrain, parce que avec ce continuel bruit de raclement dans l’oreille, cela m’est revenu comme ce qui reste au fond de la mémoire, comme ces événements qui réclament d’être transmis et colportés, par-delà les frontières des peuples, des pays et des continents, comme ces épisodes en général minimes qui, partout sur la terre, sont complètement différents et en même temps identiques.

Alors qu’il s’apprête à partir pour sa résidence picarde, l’auteur se remémore l’histoire d’Alexia, une très particulière voleuse de fruits. À la recherche de sa mère disparue, elle parcourt les terres picardes, glanant là une pomme, là des poires, au gré d’envies qui tiennent de la pulsion plus que de quelque plan que ce soit. Entre villages, champs, vergers, bosquets et cours d’eau, la Picardie si méconnue se dévoile au même rythme que les régions dans le tumulte desquelles notre voleuse a grandi. Et au fil de sa propre histoire, c’est l’histoire d’une région et de ses liens avec le vaste monde qui se déplie sous nos yeux.

Mais la magie de la prose du prix Nobel autrichien 2019 ne tient pas qu’à conjoindre adroitement le proche et le lointain, l’introspectif et le vaste dans un dispositif fictionnel. Avec Handke, arriver à l’histoire que l’on lit importe au moins autant que l’histoire en elle-même. Ainsi, parallèlement au processus d’introspection de l’héroïne, d’accès à sa propre psyché, est mis en scène l’accès à l’histoire par l’auteur. Le « roman » La voleuse de fruit prend consistance pour le lecteur au même rythme que la voleuse de fruit, « l’héroïne », prend consistance pour l’auteur. Car, comme il le dit lui-même superbement au sein du récit, ce qui intéresse Handke, c’est atteindre. Et ce qu’il conte avant tout, c’est cette mise en forme elle-même. Cette sorte de prolifération, cette démarche organique par laquelle on peut accéder, aussi illusoire qu’en soit toujours l’aboutissement, à ce dont on est radicalement éloigné.

Il ne vous a peut-être pas échappé que j’ai fait précéder les « inatteignables » d’un « mes » : « mes inatteignables ». Cela veut-il dire qu’il m’importent, que je les considère comme mes gens, même les inatteignables, eux justement? C’est exact. Ita est. Tous sont importants à mes yeux, ces milliards d’hommes inatteignables, chacun d’eux, jusqu’aux limites du globe terrestre. Je sais, ou je crois savoir, que rien ni personne ne peut les atteindre, ni ce qui est vrai ou ce qui est beau, sans même parler de « beauté divine ». Or moi je voudrais les atteindre, et ça ne date pas d’aujourd’hui, tous sans exception, tous sans restriction. Ou dit autrement : je brûle d’arriver à en faire des atteignables – l’oreille aux aguets – ouverts – capables de répondre (même sans mot).

Peter Handke, La voleuse de fruits ou Aller simple à l’intérieur du pays, Gallimard, trad. Pierre Deshusses.

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