« Machina memorialis » de Mary Carruthers

Dans Vie et miracles de Benoît, l’un des ouvrages – composé en 594 – les plus lus du Moyen-Âge, Grégoire le Grand nous conte l’histoire d’un moine qui, « ayant cédé à l’instabilité », décide de quitter le monastère. À peine sorti, il trouve devant lui un dragon. Saisi d’une immense terreur, il commence à hurler « Au secours! Au secours! Le dragon va me dévorer ». Les frères accourent mais ne voient aucun dragon. Le moine décide de rentrer dans le monastère et fait le serment de ne jamais plus le quitter.

Dans notre univers moderne, cette vision du dragon serait analysée soit en termes de réalité, soit dans des termes psycho-symboliques. Soit le narrateur expliquerait que le moine voit quelque chose que les autres ne voient pas et exprime par là une divergence quant au statut réel de celui-ci, soit il ferait sourdre cette différence du psychisme même du moine. Mais dans un cas comme dans l’autre, que ce dragon soit dès son origine dépouillée de statut réel ou qu’il n’en acquière qu’un minimal, dit alors « mental », nous nous accorderions aujourd’hui sur sa non-existence. Dans le récit de Grégoire le Grand, n’est contesté à aucun moment le caractère réel de ce dragon. Car, si ni le moine, ni les frères, ni le narrateur ne s’interroge sur son existence, c’est parce que celle-ci n’est pas questionnée selon nos modes contemporains.

L’existence du dragon n’est ni psychique ni objective : elle est sociale.

Alors que nous voyons aujourd’hui la mémoire comme une forme de support dans lequel l’intellect – duquel la mémoire serait alors, en quelque sorte, radicalement séparée – viendrait puiser pour s’étoffer, Mary Carruthers nous dévoile un Moyen-Âge où mémoire et « inventio », images et mots, mises en page et méditation s’interpénètrent sans cesse. L’image d’un dragon, le grotesque cru d’un conte, l’architecture d’un cloître, l’ornementation d’une colonne, tout cela ne fonctionne pas uniquement selon le modèle de ce que nous nommons « symbole ». Tout cela n’est pas que chargé de faire signe vers quelque chose d’autre auquel l’expédient ainsi trouvé n’ajouterait qu’une sorte de marquage allégorique. À proprement parler, l’image, le grotesque, l’architecture, l’ornement fabriquent. Ils ne font pas qu’indiquer, ils font. L’instrument mnémonique n’est pas là que pour rappeler ou activer, il est partie prenante – et pensé comme tel – d’un ensemble qui dépasse de loin le cadre individuel d’une construction psychique.

Le dragon dont question ci-dessus existe comme marquage mnémotechnique (comme tout fait sortant de l’ordinaire, voir un dragon aidera à se remémorer les faits auxquels sa vision est accolée) mais aussi comme fait social. Il existe pour chacun car il s’érige sur un fond communément partagé. Fond commun dont il rend compte et dont il actualise ainsi un avenir possible. Images, mots, architectures, tout s’imbrique dans un ensemble dont les règles de fonctionnement ont bien plus à voir avec la rhétorique que la symbolique.

Mary Carruthers, dans ce livre aussi exigeant que novateur, nous invite à nous dépouiller d’habitudes érigées en certitudes. Par delà la lecture devenue classique du Moyen-Âge via la symbolique, elle nous emmène pas à pas vers celle, plus juste, bien moins anachronique, d’un système médiéval de production d’images et de mots qui fonctionne à l’image d’une machine. Un livre extraordinaire!

Mary Carruthers, Machina memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen-Âge, Gallimard, trad. Fabienne Duran-Bogaert.

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