« Mort d’un voyageur » de Didier Fassin.

Recherché par les forces de l’ordre parce qu’il n’a pas réintégré la prison après un congé pénitentiaire, un homme de trente-sept ans, membre de la communauté du voyage, est abattu par des gendarmes du GIGN. Ceux-ci invoquent la légitime défense. La famille, présente sur les lieux au moment des effets, contestent cette version des faits. Après information judiciaire, le verdict de non-lieu est prononcé. La prétention du sociologue est ici d’établir, en pendant à la vérité judiciaire, une autre vérité, qui s’accommoderait peut-être un peu moins de la réalité. Après une juxtaposition des différentes subjectivités qui ont vécu l’évènement (les parents de la victime, les gendarmes, les médias ayant traité l’affaire, le médecin ayant formulé l’acte de décès, le procureur), le sociologue mène une contre-enquête, au sens policier du terme, qui contrecarre l’enquête initiale et cherche à rétablir un mort dans sa dignité.

La composition du texte s’apparente […] à une sorte d’opération de jointoiement de briques de données empiriquement établies à l’aide du ciment de l’imagination et du raisonnement, aboutissant à une structure insolite de ce qu’on pourrait appeler une réalité augmentée, qui, dans un premier temps, place le lecteur aussi près que possible de l’expérience des protagonistes et, dans un second temps, l’associe au travail de contre-enquête mené par le sociologue.

Il n’est pas de vérité qui ne soit indépendante de ses conditions d’énonciation. Et celle recherchée par Didier Fassin, censée faire contrepoint avec la judiciaire, n’est jamais exempte, elle non plus, de certains présupposés. En ce sens, le caractère expérimental vanté par le sociologue ne nous a pas particulièrement paru aider l’objectif initial avoué de l’auteur : reconstruire une respectabilité. Non, bien entendu, que cela ne soit pas nécessaire ou souhaitable. Mais il ne nous a pas semblé ici que les outils mis en place par l’auteur – pour faire court : ce type de récit subjectivé – contribuent en soi à cet objectif et fassent la preuve que cette dignité ne puisse être recouvrée au sein du judiciaire même.

En revanche, cette technique de contre-enquête permet de mettre à jour avec une acuité déconcertante certains des linéaments inconscients du drame. Ainsi en décèle-t-on à l’œuvre dans le langage même des divers intervenants. Pour les gendarmes le voyageur recherché est « la cible », il n’a pas été abattu mais « neutralisé », pour les voyageurs, les gendarmes sont « les schmitts », leurs fusils, des « mitraillettes ». Dans ces divergences sémantiques, par delà la recherche de culpabilités personnelles ou collectives, c’est l’écart abyssal qui sépare deux mondes qui se donne à lire. Où d’un côté une permission temporaire de sortir de prison peut être rallongée « à la cool », alors que de l’autre cette légèreté justifiera l’envoi d’un escadron lourdement armé. Où d’un côté la pomme qui pend de l’arbre par dessus la clôture est propriété de l’enfant qui la cueille et la mange, alors que de l’autre elle sera ainsi volée et l’acte condamnable. Et dans cet écart on observe deux mondes qui ne « matchent pas », où peuvent prospérer deux images fabriquées de l’autre, aussi antinomiques qu’étrangères à soi-même. Et c’est dans cet écart que prospère le drame…

Didier Fassin, Mort d’un voyageur, Une contre-enquête, Le Seuil.

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