« Tango de Satan » de Laslo Krasznahorkai.

 

Il n’y a pas de salut, tête de chou-fleur.

Dans le village d’une coopérative en complète déliquescence, les villageois attendent, entre espoir et désillusion, le retour d’Irimias, qu’une rumeur avait prétendu mort. Alors qu’il pleut sans cesse, couvrant tout de boue, qu’un vent incessant siffle aux oreilles de chacun, un carillon lointain retentit soudain, et sourd, mystérieux, parait suspendre même l’attente.

Ce monde dans lequel nous naissons […] est cloisonné comme une porcherie et, comme les cochons qui se roulent dans leur propre fange, nous ignorons quand cesseront les combats permanents autour des mamelles nourricières, ces éternels corps-à-corps sur le tracé qui mène soit à l’auge soit, lorsque tombe le crépuscule, à la couche.

Madame Schmidt, figure même de la séduction, qui trompe son mari avec Futaki, Madame Kraner qui met ses derniers espoirs dans une religion vécue ad minima, la mère et filles Horgos qui se prostituent, l’ancien maître d’école, devenu aubergiste, qui est obsédé par les araignées, le docteur, obèse et cantonné à son fauteuil, qui s’obstine à témoigner de la marche du monde, tous, sombrés dans la concupiscence et l’alcool, semblent s’engluer à chaque pas un peu plus dans une Sodome et Gomorrhe sans espoir. Et parmi ceux-ci, Estike, l’enfant tentée par la mort, figure d’une innocence définitivement impossible, et Irimias, le rédempteur, image même de la conscience.

Elle repensa à la journée passée et, le sourire aux lèvres, comprit comment les choses étaient liées ; elle savait que les événements qui s’étaient déroulés n’étaient pas unis par le hasard mais qu’un sens d’une inexprimable beauté les reliait au-dessus du vide.

Dans un monde où tout s’écroule, chaque étincelle d’une possible rédemption, en allumant en chacun un bref feu d’espoir, rejette dans l’ombre les origines parfois fort troubles de celle-ci. Tyrannie, opprobre, le mal fait à autrui, qu’importe la contrepartie. Seul ne compte plus que le salut. Et, qu’elle soit préfigurée par un ersatz de dieu ou de christ, par une cloche lointaine, par le souvenir d’une histoire antédiluvienne, chaque pâle copie d’une possible rédemption, une fois déçue, entraîne vers la suivante. Et la suivante vers la suivante. Ainsi de suite et sans fin. Dans cette farce des ténèbres, où chacun est enclos sans fuite possible, c’est la vie elle-même, tissée de tout ce qu’elle propose de plus désespérément sombre, que saisit le génial hongrois. Rarement plongée aussi vertigineuse dans l’irrémédiable aura généré à sa lecture une si subtile réjouissance.

et la pluie se remet à tomber, à l’est le ciel s’illumine à la vitesse d’un souvenir, se pare de reflets rouges, bleu aurore, s’agrippe aux vagues de l’horizon, et avec une détresse bouleversante, comme un mendiant qui chaque matin gravit péniblement les marches de l’église, voici le soleil qui s’élève pour créer les ombres, détacher les arbres, la terre, le ciel, les animaux, les hommes, de cette union glaciale, chaotique, où ils se sont laissé enfermer, telles des mouches dans un filet, et dans l’immensité du ciel il aperçoit la nuit qui s’enfuit de l’autre côté, vers l’ouest de l’horizon, là où l’un après l’autre, chacun de ses frêles éléments vient s’effondrer, comme les soldats désespérés, désorientés d’une armée vaincue.

Laszlo Krasznahorkai, Tango de Satan, 2000, Gallimard, trad. Joëlle Dufeuilly (réédition en Folio poche, 2017)

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