Exergue 5

Très souvent on se pose la question de savoir quelle extrait issu de celui-ci pourrait illustrer le mieux un texte. Qu’elle ait prétention à le « résumer », à le « vendre », à « aguicher » le lecteur potentiel ou à « faire sentir le style de l’auteur », la phrase-clé, quelles que soient les motivations de qui la cherche, se veut toujours bien plus une réduction du texte à une supposée essence de celui-ci – que la phrase-clé déclinerait alors – que l’illustration que, possiblement, quelque chose y échappe.  Plus pertinente parfois nous semblerait alors la recherche de celle qui, pourtant placée en son sein et s’y insérant parfaitement, parait lui offrir un contrepoint inattendu. Cette phrase qui ouvre dans le texte même comme une possibilité d’en dévier, et qui, le faisant échapper à la surface lisse à laquelle le lecteur tenterait de le réduire, enjoint ce dernier à le lire autrement. Ainsi peut-être l’extrait exhumé ici aura-t-il d’autant plus de sens qu’il servira mieux d’exergue à tout autre texte qu’à celui dont il est issu. Alors même, aussi, qu’il n’est pas tout à fait innocent qu’il en soit issu…

James Moellendorpf, le doyen des sénateurs-négociants, mourut d’une manière grotesque et terrifiante. Ce vieillard diabétique avait à tel point perdu l’instinct de conservation que, pendant les dernières années de sa vie, il se laissa aller à une passion grandissante pour les gâteaux et les tartes. Le Dr Grabow, qui était aussi le médecin des Moellendorpf, avait protesté avec toute l’énergie dont il était capable, et la famille inquiète, usant d’une douce autorité, avait supprimé à son chef les pâtisseries sucrées. Qu’avait alors fait le sénateur? Sa déchéance mentale l’avait conduit à louer, dans une rue indigne de sa situation, la petite Groepelgrube, la rue du Rempart ou l’Engelswisch, une chambre, un réduit, un véritable trou qu’il gagnait subrepticement pour s’y gaver de gâteaux… Et c’est là qu’on retrouva le défunt, la bouche pleine encore de gâteau à demi mâché, dont les restes souillaient son habit et gisaient répandus sur une misérable table. Une apoplexie foudroyante avait abrégé les lenteurs de la décrépitude.

Thomas Mann, Les Buddenbrook, 1965, Fayard, trad. Geneviève Bianquis.

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