« La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski.

Maison des feuillesZampano savait d’entrée de jeu qu’ici, distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas importe peu.  Les conséquences sont les mêmes.

La maison des feuilles se présente comme un manuscrit écrit par un aveugle, Zampano, retrouvé à sa mort par un de ses voisins, Johnny Errand.  Ce manuscrit est une exégèse d’un film, le « Navidson Record », au cours duquel (pour faire simple, hein! parce que ça se complique diantrement par la suite) le réalisateur découvre que la maison dans laquelle il vient d’emménager en Virginie ave sa famille, est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur.  Le manuscrit, lui-même abondamment annoté par Zampano, l’est aussi par Johnny Errand qui s’en sert comme d’un palimpseste pour nous conter sa vie.  Et donc (pour faire simple, je le rappelle), au fur et à mesure qu’on découvre ce qu’il arrive à Navidson, le réalisateur plongeant dans les entrailles de sa maison, on en apprend plus sur la réception de son film, sur la vie de Zampano et sur celle de Johnny Errand.  Ca s’appelle (pour, envers et contre tout, rester simple) un récit enchâssé.

C’est ce que c’est.

Et ce que c’est, pour qui se contenterait d’y passer distraitement un doigt sur la tranche, c’est d’abord un objet étrange.  Où l’on aperçoit des mots en bleu, d’autres à l’envers, d’autres barrés, des pages blanches, des typos différentes, des effets de transparence…  Pour qui s’y arrêterait s’en dégagerait un sentiment mêlé de futile et d’hermétisme.  Le premier effet que provoque un livre de Mark Z. Danielewski est celui-là.  De confronter « l’aspirant lecteur » à son propre trouble.  Face à l’objet, soit on se laisse submerger par la crainte que laisse perler en nous toute confrontation à une différence si radicale, soit on s’abandonne à cette différence, y saisissant que seule la confrontation avec cet ailleurs peut provoquer la joie.

C’est presque comme si le fait d’entrer, sans parler d’un but – n’importe quel but – face à ces régions sombres et infinies, était une raison suffisante pour se réjouir.

Et tout de suite, qui s’y lance y découvre, tout en se prenant dans les rets de la fiction (et ce sans difficulté, sans les aspérités qu’on s’attendait à y trouver, tout entier livré au « plaisir de lire »), y découvre donc que ce sont les faiblesses de la représentation qui sont ici mises en jeu.  Et que le travail de l’auteur est d’y pallier.  Ainsi la transparence des pages permet-elle de jouer sur le sentiment de ce qui va advenir.  Le texte en miroir atteste d’une page faite de trois dimensions (et non la crée, car c’est bien la page en deux dimensions qui est l’illusion).  Comme l’explorateur s’enfonçant dans l’obscurité de la maison, dont il ne peut atteindre ni même apercevoir les limites, les blocs de phrases sur la page s’éloignent de ses marges de papier.  Comme Navidson tournoyant dans un vide sans repères, les mots quittent leurs lignes.  Tout, dans la maison de Davidson, pose la question du réel (Je flotte ou je tombe, je ne sais pas.).  Tout, dans La maison des feuilles, se doit de le faire ressentir.

La maison de Navidson peut-elle exister sans qu’on en fasse l’expérience.

Mieux même, et plus subtilement renversant, c’est ce dont on fait l’expérience qui existe.  Et en transcrivant sur la page l’expérience de l’étrange, de l’ailleurs, qu’il se propose de conter, c’est cet ailleurs même que l’auteur fait advenir.

Il semblerait donc que le spectre qui hante le « Navidson Record » et ne se cesse de se ruer contre la porte, soit tout simplement la menace de sa propre réalité.

La théorie de la relativité, la mécanique quantique, aujourd’hui la théorie des cordes nous ont ancré dans une réalité que nos perceptions habituelles ne peuvent plus saisir dans toute son étendue.  Le réel n’est plus ce qu’il était.  Et le génie de Danielewski est précisément là.  Son œuvre, comme de petits flocons qui rongent nonchalamment de minuscules parcelles de sens, bien loin de simplement malmener le réel, le creuse en fait à chaque page plus profondément.

Bien sût, les ténèbres existeront toujours mais je sais désormais que quelque chose les habite.

Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, 2002, Denoël, trad. Claro.

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