Vrac 3.

A la lecture de nos chroniques, comme à celle des bons mots affichés sur les livres que nous défendons en librairie, beaucoup s’étonnent que nous lisions autant.  Ce qui, à notre tour, nous étonne.  Car s’il est bien une activité centrale dans notre métier (à ce point centrale qu’elle le constitue, à notre humble avis, presque à elle seule), c’est bien lire.  On n’établira pas ici un relevé exhaustif des attitudes que suscitent ce constat.  De la moue dubitative presque éberluée au « Enfin un libraire qui lit! », l’éventail est large et varié.  On préfère appuyer encore un peu sur le clou.  Car si, effectivement, nous lisons beaucoup, il ne nous est matériellement pas possible de développer pour chaque livre lu et apprécié à sa juste valeur une chronique qui soit relevante.  Si tant est, du moins, que celles qui sont écrites le soient.  Car, oui, on lit plus qu’on en dit ou écrit.  D’où l’idée d’un rattrapage.  Sous forme courte.

PriceSteve Tesich, Price, 2014 (à paraitre ce 21 août), Monsieur Toussaint Louverture, trad. J.Hérisson.

Le prix à payer sera terrible.

Alors que Freund (surnommé Freud), Larry et Daniel Boone Price terminent leur dernière année de lycée dans la ville industrielle de East Chicago, ce dernier rencontre la belle Rachel.  Immédiatement, il en tombe amoureux.  Parallèlement à son éveil amoureux, son père tombe gravement malade.  Avec cette facilité trompeuse qu’on lui connaissait déjà dans Karoo, Tesich plie et déplie l’image de cette Amérique industrielle et peint, avec une cruauté subtile et maîtrisée, des portraits de la relation au père d’une vérité troublante et dérangeante.  Et tisse un récit initiatique dont émerge ce Price, figure de l’adolescence qui parvient, par l’imagination dont on lui dit tant de se défier, à toucher du doigt, non la réalité, le réel, ou quel que soit le nom que l’on donne à ce « ça » mais une possibilité de vérité qui lui permette de vivre cette tragédie qu’est la vie.

« Pourquoi vivre un malentendu quand on peut vivre une tragédie? »

HeinichNathalie Heinich, Le paradigme de l’art contemporain, 2014, Gallimard.

On peut trouver à redire sur la collecte de données qui sous-tend l’analyse de Heinich.  Se centrant sur « les excès de l’art » actuel, sur son côté médiatique, sur ce qui en émerge par surplus, elle semble réduire d’autant son sujet d’étude.  Ainsi circonscrit-elle celui-ci en lui donnant un cadre précis : est art contemporain ce qui répond à la définition qu’elle en donne…  Sorti du musée, détaché de la matière, éloigné de la figure d’un artiste à l’œuvre, intégrant dans sa conception sa propre marchandisation, etc…, loin d’en relever la diversité et de s’ancrer dans sa définition plus strictement temporelle (l’art après 1945), elle en soustrait une partie, la plus visible, qu’elle définit du nom du tout.  Mais au-delà d’une pratique un peu facile qui consiste donc à asseoir la légitimité d’une étude en la circonscrivant d’abord dans l’évidence du médiatique, en ré-investissant le sujet de l’étude par une redéfinition sémantique (une chose peut toujours être ce qu’on veut en faire si l’on commence par la redéfinir), et au-delà des attaques, parfois elles aussi très faciles, à laquelle elle prête le flanc, Le paradigme de l’art contemporain offre cependant un panorama, parmi d’autres et par ce qui l’excède, de l’art d’aujourd’hui.  Panorama dont l’intérêt repose sur la mise en exergue des contrastes que cet art entretient avec le « moderne » ou le « classique ».

GrenouilleauOlivier Grenouilleau, Qu’est ce que l’esclavage?, 2014, Gallimard.

L’image que l’on a de l’esclavage, spontanément, est celle de corps émaciés noirs fouettés dans des champs de coton.  Inextricablement lié à l’exploitation dans le sud des Etats-Unis, l’esclavage se trouve être, dans l’imaginaire collectif, presque défini par ce qui n’en est pourtant qu’une de ses formes.  Réduction qui permet, sous l’empire d’un appel à un imaginaire édifiant communément partagé, à qui veut, de regrouper certaines pratiques (telle l’exploitation réelle ou supposée de travailleurs salariés, par exemple) sous la dénomination d’esclavage, sans parfois beaucoup de discernement.  Avec intelligence et méthode, Olivier Grenouilleau revient donc ici d’abord sur la construction même de cette figure particulière de l’esclavage.  Avant d’en détailler, une fois détachée de l’emprise des particularismes, ces constantes.  Qui renvoient alors à la sa nature même, son essence, qui est de fabriquer de l’autre.  S’il demande à s’enrichir  d’une mise en perspective plus « philosophique » (l’œuvre se présente comme historique, certes, mais, le choix d’un prisme d’étude n’oblige pas forcément à occulter tout ce qui peut l’éclairer), le travail d’Olivier Grenouilleau offre des éléments incontournables à tout qui s’intéresse à quelque forme que ce soit d’exploitation de l’homme par l’homme .

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