« Les enfants disparaissent » de Gabriel Banez.

Macias Möll, vieil horloger paralytique, partage son « temps » entre la réparation des montres et la préparation de sa chaise roulante en vue d’améliorer ses « temps » dans la descente de la petite place .

Sa passion, il la vouait aux assemblages mécaniques, à cette ingénierie d’infimes calculs logée au coeur des montres, ainsi qu’au ciment lissé qui couvrait la pente de la petite place et lui permettait de la descendre avec précision.  Les pentes étaient semblables aux heures.  Temps et mouvement, deux paramètres immuables qu’il avait appris à maîtriser.

D’un côté, chercher à maîtriser les rouages qui rendent compte du temps.  De l’autre affiner ceux qui permettront de l’amputer de quelques centièmes.  Le temps, seul paradigme au creux duquel tout se joue.

Pour lui, l’unique dieu véritable était le temps.

Mais, voilà.  A chaque nouveaux records, des parents signalent la disparition d’enfants.  Et le vieil horloger de se voir alors projeté sur le devant de la scène, entre les espoirs que les parents fondent en lui et les suspicions mâtinées de séductions que le pouvoir (politique et policier) entretient tels de vieux réflexes.

Tour à tour roman de formation (d’un vieillard), énigme policière, fable politique, satyre positiviste, Les enfants disparaissent interroge d’abord notre rapport à l’enfance.  Et qu’est ce que l’enfance, si ce n’est une interrogation sur le réel?  Réel d’où, si les enfants disparaissent, c’est peut-être moins la conséquence d’un acte criminel que celle d’un acte porté sur le réel même.  Où les adultes tombent dans le piège des mots qu’on assemble pour comprendre des choses, et dans celui du temps dont ils oublient qu’en son sein  « tout est toujours pour toujours ».  Un réel unique, figé, piège dans lequel seuls les enfants ne versent jamais.

Une table est une table, jusqu’à ce qu’un enfant s’asseye dessus : c’est alors une chaise…

Gabriel Banez, Les enfants disparaissent, 2010, La dernière goutte.

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« Musique absolue, une répétition avec Carlos Kleiber » de Bruno Le Maire.

Le narrateur, lors d’un déplacement vers Marseille, est comme saisi, pétrifié par l’interprétation de la septième symphonie de Beethoven par Carlos Kleiber, retransmise alors que le mystérieux chef d’orchestre vient de décéder.  Journaliste, le narrateur décide alors de tenter d’approcher la personnalité du chef.  Dans ce cadre il rencontre un violoniste l’ayant bien connu.  Le roman fait le récit de cette rencontre.

Très vite est délaissé le pan biographique strict.  S’entremêlent le parcours du musicien, ses amours, ses relations avec son père, avec le parcours de Kleiber.  Moins les parcours d’ailleurs que les impressions que ceux-ci laissent dans la mémoire d’un vieillard aux portes de la maladie d’Alzheimer.

Anecdote de 1981 ou 1982. Vous vérifierez. Pourquoi elle me revient en mémoire maintenant? Aucune idée. Vous en ferez ce que vous voudrez. De toute manière, je compte sur vous pour remettre de l’ordre dans cet entretien.

Par delà certaines idées hargneusement banales de la politique ou du journalisme (he oui, ça sent malheureusement quand même un peu l’ancien ministre), s’élève de cet assemblage de mots une réflexion touchante sur ce qu’est une mémoire à l’oeuvre

Je ne sais pas ce qui est le plus inconfortable : avoir conscience de ses oublis, oublier ses oublis et disparaître dans une immense hésitation. 

Mais aussi et surtout, c’est de musique qu’il s’agit.  De son incertitude.  De ce rien à quoi elle s’accroche.  De ce fil de doute dont elle tisse la vie de ceux qui s’en approchent peut-être d’un peu trop près.

Ce jour-là, en écoutant Carlos, je compris que la musique était l’inquiétude et la réponse à cette inquiétude.

Bruno Le Maire, Musique absolue, une répétition avec Carlos Kleiber, 2012 (à paraître le 30 août 2012), Gallimard (coll. L’infini).

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« La bataille d’Occident » de Eric Vuillard.

Eric Vuillard revient ici sur la Grande guerre, celle qu’on a cru très peu de temps être la dernière.  Il en parcourt l’histoire dès ses prémisses, sans bousculer la chronologie.  Sans non plus le déguisement de la fiction.  Et pourtant, on est très loin du récit scientifique d’un fait historique, lourd de date.  Il y a un biais.  Car il y a d’autres biais que ceux de l’éclatement temporel ou celui de la fiction.  Et le biais de Eric Vuillard, c’est celui du regard porté.  Pour encore avoir à dire quelque chose sur 14-18, il convient de regarder autre part que cette construction que l’Histoire a bâti sur les restes de l’évènement.  Ainsi, c’est certes François-Ferdinand qu’on assassine le 28 juin 1914, mais aussi sa femme Sophie Chotek.  C’est bien l’Autriche-Hongrie qui déclare la guerre à la Serbie.  Mais on en oublie de voir que cette guerre est « préventive ».  Dans tout cela, ce qui est à voir est moins la mécanique des évènements que l’emprise que l’homme tente d’avoir sur elle.

On voudrait abolir le risque et le temps, le caprice et les circonstances.

Mais cela ne fonctionne jamais vraiment.

On supposa ce que l’on put. On envisagea tout, sauf ce qui se produit. Et presque rien ne se passa comme on l’avait prévu.

Il y a toujours ce détail qui grippe la construction pensée, le plan de papier censé à l’abri du moindre accroc.  C’est la fierté d’un général qui le pousse à poursuivre les restes de l’armée rivale au lieu de respecter ainsi le plan Schlieffen, fantastique armure de papier.  S’ensuit l’enlisement dans la Marne.  C’est un minuscule bout de plomb qui a raison de Jaurès.

Quand, tout à coup, une main apparaît tenant un revolver ; le doigt presse la détente, la gâchette libère le chien qui heurte.  L’amorce pète et le petit cylindre de plomb quitte sa chambre et commence sa course effrénée à la vitesse de presque trois cents mètres par seconde ; il parcourt le canon puis très vite – grêlon craché – le tout petit espace qui le sépare du crâne.  Là – juste au-dessus de la nuque blanche, douce, couverte de duvet -, il pénètre l’os, l’occipital peut-être, large écaille crème, reposant de ses deux petites pattes rondes sur le rachis.  Et ça traverse la cervelle, ressort, mettons, par le front – là où se trouve la mystérieuse grotte qui pense – et va se nicher, oeuf de plomb, là-haut, sous les corniches, dans une mauvaise boiserie.

Le scandale est moins dans ce qui advient que dans l’incapacité qu’éprouve l’homme à le construire et le prévoir.

L’oubli n’est rien à côté de ce blasphème licencieux du futur où rien, rien n’est assuré de ne pas verser, un jour, à son contraire.

Et le ridicule dans sa poursuite à cependant, malgré les leçons de l’histoire, toujours et encore s’y atteler.  Et de ce ridicule, ce grotesque mâtiné de tendresse, sourd l’image d’un homme réduit à son essence.

Au commencement, il y a un lit où sont enchaînés l’un à l’autre un homme et une femme.  Et puis des enfants grouillent autour du lit, de tout petits enfants qui ont soif et qui ont faim.  Alors, on fait avec des orties de la soupe, avec du feu un théâtre, avec de la neige Dieu.  C’est tout ce qu’on sait faire.

Eric Vuillard, La bataille d’Occident, 2012, Actes Sud (coll. Un endroit où aller)

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« Yucca Mountain » de John D’Agata.

Yucca Mountain est le nom d’une montagne située à 140 kilomètres de Las Vegas, que le gouvernement américain a choisi pour « abriter » les déchets issus de ses centrales nucléaires.  John D’Agata, professeur de littérature à l’université d’Iowa, a un rêve.

Le rêve qu’en nous attardant assez longtemps sur une chose, son sens véritable finira forcément par se révéler.

Et il s’attarde donc.  Et détaille par le menu chiffré tout le processus à l’oeuvre dans ce projet d’enfouissement.  Ce sont les milliards de dollars nécessaires pour aménager la montagne, la corruption des élus par les lobbys du nucléaire, les manuels scolaires clamant que « le nucléaire est une énergie verte ».  Ce sont aussi toutes les « libertés » prises à l’égard de la notion même de raison : le transport en provenance du pays entier des 70.000 tonnes de déchets radioactifs par des voies au trafic dense qui est jugé risque acceptable ; la constitution d’un collège d’experts chargé d’inventer une signalétique indiquant la dangerosité du site et compréhensible dans 10.000 ans alors même que la durée de toxicité des produits stockés se calcule en centaines de milliers d’années ; les exigences auxquelles doivent répondre les matériaux utilisés pour le confinement des déchets qui sont revues à la baisse car aucun ne pouvant répondre aux demandes imposées par une réalité déjà édulcorée.  On s’invente un réel.  On se force à y croire.  Dans un positivisme paresseux où la notion de probabilité occulte celle de possibilité, qu’elle est censée éclairer.  Par la simple juxtaposition des chiffres, des faits, John D’Agata interroge froidement le nucléaire.  Mais le texte glisse.  Derrière, ou plutôt dessous l’analyse froide du risque nucléaire, peu à peu se dessine une trame autre.  Le texte semble s’évader.  On y parle d’un hôtel indestructible, d’un territoire d’indiens spoliés, d’une ville de la démesure où le suicide est l’une des première cause de décès.  Edvard Abbey, Edvard Munch sont convoqués.  Une tension dramatique se fait jour.  Jusqu’à la chute.

Je ne crois pas que Yucca Mountain soit une solution ou un problème.  Ce que je crois, c’est que la montagne est ce lieu où nous sommes, le point où on en est – un lieu que nous avons étudié en long et en large, plus que n’importe quel autre endroit au monde – et qui pourtant reste inconnu, révélant l’étendue de la fragilité de ce que nous pouvons connaître.

Alors que « nous perdons parfois notre sagesse en cherchant la connaissance », John D’Agata, en creusant ses galeries dans Yucca Mountain, en ressort un tissu de sens et rénove génialement ce genre qu’est l’essai.

John D’Agata, Yucca Mountain, 2012, Zones sensibles.

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« L’usage des ruines » de Jean-Yves Jouannais.

Le spectacle des ruines est à même de faire chanter votre obsession, de lui donner voix.

Ce sont moins les ruines que le regard porté sur elles, tel une obsession tournant autour de son sujet, qu’intéresse le narrateur.  Chaque chapitre sera donc moins lecture d’une ruine qu’analyse d’un regard particulier s’y attelant.  Ce sera Albert Speer, le tailleur de pierre d’Hitler, pour qui toute architecture à composer au présent ne vaut qu’en regard de la ruine qu’elle deviendra à l’avenir.  Déviance romantique, la ruine (c’est-à-dire ici la perception du détruit) devient alors l’idéal.  La construction n’est qu’une des étapes.   Ce sera Naram-Sîn d’Akkad qui passera la ville d’Ebla par le feu, 3000 ans avant notre ère.  Dans le but, moins d’une revanche, que d’annihiler le souvenir de la ville pour mieux y laisser le sien.  Mais le feu cuit l’argile dont les tablettes d’Ebla sont faites.  Et les traités commerciaux de la ville, ses hymnes religieux, ses fragments d’épopée sont ainsi préservés.  Et Ebla reste, la figure de Naram-Sîn s’efface.

Voilà ce qu’avait fait Naram-Sîn, il avait annulé une ville et lui avait offert de n’être plus jamais oubliée.

Les ruines sont aussi parfois simple désir esthétique (Quand on fait une ruine, il faut la bien faire).  Ou ancrage d’une science, où c’est l’interprétation des décombres de guerre qui serait à même d’éclairer l’avenir des nations et des êtres.  Les ruines sont aussi un espace de vie.  Comme pour cette femme, tenancière de cinéma dans le Hambourg bombardé de la seconde guerre mondiale.  Alors qu’à quelques rues d’elle un artiste construit une oeuvre fondée sur l’accumulation de déchets et de gravats, elle ne songe, sous le déluge de feu et de fer, qu’à permettre la continuité des projections d’image de destruction.

L’énergie compulsive, têtue, que Mme Schrader dépense à faire disparaître les gravats obstruant l’écran de son cinéma a pour ambition de permettre la projection d’autres images de cataclysme.  Elle ne peut accepter que la guerre en vienne à menacer le spectacle de la guerre.

La langue de Jean-Yves Jouannais est de celle qui permet ces « obsessions ».  Non pas simples histoires sur l’Histoire, mais perspectives, mises en lien, où les gravats forment des entrailles dans lesquelles se donnent à lire l’Histoire, dont peut-être celle à venir.

Jean-Yves Jouannais, L’usage des ruines, 2012 (à paraître le 30/08/2012), Verticales.

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« Journal ambigu d’un cadre supérieur » de Etienne Deslaumes

 

si le portrait que je dresse d’Ysabelle peut sembler à charge, je rappelle que je n’ai pas voulu dénoncer des individus en tant que tels.  J’ai voulu mettre en scène un système et des individus dans ce système.

Le ton est donné.  E*** est cadre supérieur chez Minerve Immobilier.  Il décrit de l’intérieur la vie de l’entreprise et uniquement la vie de l’entreprise.  Ysabelle, « Kaka la cochonne », Paul « Bourré », la « Fofolle », ne se limitent (probablement) pas aux portraits décapants et sans concession qu’en dresse froidement Etienne Deslaumes.  Mais seul l’être en entreprise l’intéresse.  Et ce qu’il nous en donne à voir est drôle, certes, mais aussi à la fois éclairant et terrifiant.

Les abus de pouvoir, le harcèlement moral sont régulièrement dénoncés depuis plus de dix ans.  Ils perdurent, mais dissimulés sous le masque du compromis pervers, de la soumission en partie consentie, voire souhaitée.

L’individu en entreprise est fourbe, sans pitié, lâche.  Son infamie n’a d’égale que celle du système qui l’emploie.  Tous les actes posés en son sein ne sont animés que par l’intérêt, la couardise.  Toute tête qui dépasse doit être coupée.  Les différences que représentent le pédé, l’alcolo, ne sont tolérées que dans la mesure où elles permettent de mieux les asservir.

L’entreprise est une formidable machine à uniformiser.  La différence y est traquée, humiliée, souvent matée : ce qui distingue est forcément problème.

Mais le pire est que cette asservissement s’incarne à ce point dans l’individu qui le sert, que, telle une victime attachée à son bourreau, l’employé, le cadre, en devient son plus fervent défenseur.  Et le constat, drôle et incisif, que dresse l’auteur de cette servitude volontaire est sans appel.

 Je ne sais pas si l’homme est bon, au naturel, mais une chose me paraît certaine : il ne l’est pas et, probablement, il ne peut pas l’être, dans une organisation.

Etienne Deslaumes, Journal ambigu d’un cadre supérieur, 2012, Monsieur Toussaint Louverture.

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« Saisons d’argile » de Salah Al Hamdani. Illustrations de Youssif Naser.

Poète irakien, d’abord prisonnier politique puis exilé en France dès l’âge de 24 ans, Salah Al Hamdani, opposant de toujours au régime de Saddam Hussein, nous livre ici un recueil traversé du souffle de l’exil.  Mais ce souffle n’est pas démarche.  La poésie n’est pas ici moyen d’expression.  Elle est résultat.  C’est le franchissement de la frontière, l’impossible retour qui déclenche la parole.  Il ne s’agit pas de trouver le mot juste, catharsique, pour exprimer la douleur de l’exil.  C’est l’exil qui ouvre la vanne des mots.

Mère, à quoi le néant s’accroche-t’il?  L’espoir de te revoir est une blessure qui donne sur une avalanche de mots.

Et ces mots, puisqu’ils sont là, autant les utiliser, non pour chanter ce monde, lieu étroit où seul l’amour fissure les frontières, ni pour rêver au retour de l’exil.  Mais bien pour creuser les tombes de ceux dont le rôle est de clore le monde.

Ecrire pour éclairer une forêt de pins dévastée et élargir la fosse d’un tyran

La poésie de Salah Al Hamdani est toute de rage contenue.  Sous le drapé fluide des mots, on entend les dents qui crissent.

Je vous hais. Oui je vous hais, hommes sans envergure glaneurs de vacarme sur cette terre de migration qui piégez mon crépuscule argenté comme une blessure contre une autre blessure.

Salah Al Hamdani, Saisons d’argile, 2011, Al Manar.  Illustrations de Youssif Naser.

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« Têtes d’orage, essais sur l’ingouvernable » de Christian Ferrer.

La haine du juif et du rouge fut semée parfois par des idéologues, parfois par des partis politiques, parfois par l’Eglise, parfois par les gouvernements eux-mêmes mais toujours par l’indifférence et le conformisme.

Christian Ferrer, sociologue argentin, professeur de philosophie à Buenos Aires, nous donne ici à lire cinq essais démontrant combien l’anarchisme s’incarne précisément dans une irréductibilité d’essence à l’indifférence.  Rien de moins indifférent que celui qui résiste.  Et c’est avec les traits du résistant que nous apparaissent toutes les figures de l’anarchisme, aussi diverses soient-elles.  Une résistance pour exister face à qui domine.  Dans l’agir.

en pratique l’anarchisme ne fut pas un moyen de penser la société de domination mais une forme d’existence contre la domination.

En soi, l’anarchisme n’existe donc pas, nous explique l’auteur.  Comment comprendre qu’il puisse exister si exister suppose une structure, de pouvoir être défini.  Et comment définir ce qui par essence se refuse à être figé et se légitime dans l’impermanence.

Il faut bien préciser que l’anarchisme n’existe pas : il est une insistance.

L’anarchiste, qui seul est ce par quoi l’anarchisme peut être, est un aiguillon, un caillou dans la chaussure.  Et Christian Ferrer d’en rapporter de nombreux et passionnants exemples, dont de nombreux mé- ou inconnus.  Et pour ce faire, il convoque pêle-mêle Dracula, la monnaie Valaque, Malatesta, la gastronomie, Ned Ludd…

Cependant, les luddites nous interrogent encore : où se trouvent les limites? Est-il possible de s’opposer à l’introduction de technologies ou de processus de travail lorsque ceux-ci sont néfastes pour la communauté? Les conséquences sociales de la violence technique ont elles quelque importance? Existe-t’il un espace où les opinions communautaires puissent se faire entendre? Peut-on remettre en cause les nouvelles « technologies » de la globalisation à partir d’un imaginaire moral plutôt que sur des considérations statistiques ou planificatrices? La nouveauté et la rapidité d’exécution représentent-elles des valeurs en tant que telles?

Et, en nos temps d’appartenance contrainte ou organique à des régimes qui exigent, sous quelques formes qu’ils se présentent, une collaboration absolue et obligatoire, au travers de ces exemples de vie se dessine l’importance de ce petit livre.

si ces exemples peuvent nous être de quelque utilité, c’est pour réfléchir à l’impulsion centripète de ces cent dernières années, c’est-à-dire la diminution croissante de la capacité humaine à imaginer et à se fixer comme but à atteindre la liberté.

Rien que ça!

Christian Ferrer, Têtes d’orage, essais sur l’ingouvernable, 2011, Rue des Cascades.

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« Peter Ibbetson » de George du Maurier.

On lit parfois un livre exhumé d’on ne sait où par un éditeur presque absent des librairies, et on se prend à imaginer les tours et détours tortueux que peuvent prendre les sentiers de l’édition.  Comment se fait-il que ce roman soit resté obstinément ignoré du public français durant tant d’années?  Cela demeure un mystère.  Publié fin du dix-neuvième à Londres, il connut un rapide succès critique et public en Angleterre.  Il servit de scénario à un film en 1924, à un autre en 1935.  Sa première traduction française paraîtra pourtant seulement en 1944 et restera confidentielle.  L’inexplicable du cas n’a de comparable que la surprise que sa lecture provoque.

Peter Ibbetson conte l’histoire d’un jeune anglais d’abord élevé à Paris, qui, à la mort de ses parents, s’exilera en Angleterre sous la protection de son oncle détesté.  Oncle dont il s’émancipera peu à peu, découvrant l’amour au cours de circonstances étranges et l’adversité dans le drame.  Le récit est classique, la langue de même.  Mais peu à peu, dans un double mouvement, l’un de lent glissement, l’autre d’à-coups, le lecteur glisse vers le merveilleux.

Les personnages d’un roman eux-mêmes doivent agir conformément à la nature, à l’éducation, aux motifs que leur créateur, le romancier, leur a donnés, sinon nous mettons le roman de côté pour en prendre un autre : car la nature humaine doit être conséquente avec elle-même, dans la fiction aussi bien que dans la réalité ; même dans la folie, il faut une méthode : or donc, comment le Vouloir pourrait-il être libre?

Et la méthode est ici diablement efficace.  Car le récit s’enchasse dans le fabuleux sans que jamais le lecteur ne s’inquiète de sa crédibilité.  Sans doute parce que l’auteur a efficacement pu endormir notre sens du réel, ou plutôt le rendre perméable au sien ou à son idéal.  Sans doute aussi car il nous donne à voir un fantasme à l’oeuvre qu’aucun lecteur n’aurait l’audace de ne pas reconnaître un peu sien : le « rêver-vrai ».

Le toucher d’une main disparue, le son d’une voix qui s’est tue, la tendre grâce d’un jour mort devraient être nôtre pour toujours, à notre merci, à notre appel, par quelque délicate et parfaite illusion des sens.

Et c’est cette prouesse que parvient à accomplir Peter Ibbetson.  Mais cette illusion « délicate et parfaite » est-elle encore illusion?  Si celle-ci ramène toujours l’être à l’essentiel ; l’amour, l’enfance, une odeur chère, ne peut-on y voir bien plus qu’un pis-aller?  Si le réel, finalement, n’était qu’une question de choix?

boire, manger, dormir, aller et venir, travailler, comme auparavant ; mais tout cela, je le fis comme en un songe, car désormais, les rêves, les vrais rêves, étaient devenus, pour moi, la seule réalité.

Quelle réalité choisir?  Bien loin de toute mièvrerie, par l’artifice d’une histoire qui ne peut que charmer, George du Maurier nous rappelle que notre réel est avant tout celui que l’on s’invente.  Que toute réalité, si elle se veut aussi contrainte, jaillit d’abord d’un vouloir.

George du Maurier, Peter Ibbetson, 2005, L’or des fous.

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« Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir mémorial à Manhattan » de Louis Wolfson.

Ce n’est pas tous les jours que sa mère meurt.

Et cela vaut bien alors d’en faire le récit.  Louis Wolfson nous conte ici les derniers mois de la vie de sa mère, de la découverte du cancer qui la ronge jusqu’à l’issue fatale.  Le ton est clinique, froid.  Et les éléments repris au journal de sa mère détaillant au plus près l’agenda prosaïque du cancéreux (« 17 mai 1976, lundi.  Hôpital de Flushing.  Hématologie. ») y ajoute sa péllicule de glace.  Rien n’est omis dans la description de la maladie ni des traces qu’elle laisse sur le corps. 

J’entrai dans le living-room où je la trouvai sur le divan, allongée sur le dos, la tête où elle avait toujours mis les pieds, sa chemise de nuit retroussée jusqu’au-dessus de son sexe où la chimiothérapie sembla avoir beaucoup ravagé la pilosité autour de l’orifice par où je fus sorti, sans l’avoir demandé, dans ce monde infernal de mensonge, de lutte, d’échec, de souffrance, de mort, mon portail à un dilemme démoniaque duquel ma seule délivrance sera mon décès.

Le récit de la maladie est entrecoupé de celui des obsessions de son auteur.  On y découvre un Louis Wolfson schyzophrène, paranoïaque, haineux de la langue anglaise au point de porter en permanence un casque sur les oreilles pour ne pas avoir à l’entendre.  Un joueur compulsif échafaudant les plans les plus hallucinés pour percer les mystères du pari hippique et en dompter les hasards.  Un être obstiné, pétri de ressentiments pour les nègres, les juifs, les médecins.  Mais surtout, dans une langue hachée, heurtée, toujours comme en distance, où les « si » aiment les « rait », on découvre un être dans tout ce qu’il peut avoir de contradictoire, enrageant de voir sa mère condamnée, hypocondriaque jusqu’à l’absurde, mais ne rêvant pour l’humanité qu’un destin explosif. 

Comme disait feu le pape Jean-Paul II lui-même avant de devenir gâteux : « L’humanité est une grande malde. »  D’accord, et le traitement de choix est l’euthanasie planétaire complète et définitive.  Boum super-colossal collectif! l’homme étant un être collectif.

Louis Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977, au mouroir mémorial, à Manhattan, 2012, Attila.

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