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« Les Démons » de Heimito von Doderer.

 

Dodereravec les frontières de la langue on apprend à sentir chaque fois les frontières de l’être.

Si on voulait faire simple (et à ramener sans cesse la complexité au simple, le Pinaceae Abies nordmanniana devient un bête arbre à guirlandes et Kant devient Onfray…) on vous dirait que Les Démons se centre sur les évènements survenus en Autriche le 15 juillet 1927.  Ce jour-là, au tribunal de Vienne, sont acquittées trois personnes.  Celles-ci, membres notoires d’une milice de droite, étaient accusées des meurtres d’un ouvrier d’une quarantaine d’années et d’un enfant lors d’une manifestation ayant opposé, quelques mois plus tôt, des partisans de droite à d’autres de gauche.  L’acquittement, jugé partial, sera à l’origine d’un soulèvement populaire qui sera réprimé dans le sang.  Autour d’un nombre considérable de personnages, l’auteur semble alors brosser, variant ses focales, collant au plus près à l’évènement et l’instant d’après s’en écartant d’autant, un portrait du Vienne qui verra se dérouler ces évènements déterminants pour son histoire.  A ne considérer que cet aspect-là, on pourrait rattacher Les Démons à cette littérature « fin d’époque », « basculement d’un monde », et n’en voir que ce qui l’apparente à ses illustres « frères » (on pense ici à L’homme sans qualités de Musil ou aux Maia de de Queiroz, par exemple) sans en déceler ses spécificités.

En un tour de main, la force magique du langage transforme justement la vie en un joug léger, que nous subissons sous son doux balancement.

Une des difficultés que l’on ressent à l’entrée dans Les Démons (hormis déjà sa taille : 1500 pages, ça peut inhiber!), ressort incontestablement de l’impression d’irréductible distance entre qui raconte et qui lit.  Comme si l’une des premières volontés de l’auteur (ou du narrateur ou du personnage principal : on le découvre peu à peu, le flou autour de qui écrit est aussi un enjeu de la chose) avait été d’éviter à tout prix toute possibilité d’empathie.

Et en outre je prie qu’on m’autorise à rappeler que je fais ici… un rapport.  « Mais romancé! » objectera une certaine personne.

Sensé représenter la chronique du chef de division Geyrenhoff, Les Démons est d’abord cela : une tentative de distanciation, une chronique dont l’écriture vise à exiler celui qui rapporte de son sujet.  Un rapport donc, dans la plus parfaite acception du mot.

Primum scribere, deinde vivere

Mais, au fur et à mesure que se développe le récit et que s’étoffent les divers « personnages » (permettant, par leur diversité « objective », au lecteur de « s’ancrer » dans l’un ou l’autre), s’étiole peu à peu ce vœu de stricte objectivité.  Le narrateur, alors qu’il se posait en garant extérieur du réel, se découvre peu à peu lui-même narré.  Lentement, le lecteur découvre le narrateur.  Du rapport détaché, froid, impartial, germe un sujet.

Ce n’est pas lui qui rédigeait, il était, si l’on peut dire, rédigé, exactement comme tous les autres.

Cette naissance du sujet, sa découverte, n’est pas issue de nulle part.  Et une des forces de Heimito von Doderer est de nous faire percevoir qu’elle n’est rendue possible que par cette prise de distance préalable.  Sa découverte, sa prise en compte même, le sujet ne peut la saisir comme présupposée.  Le sujet n’est atteignable qu’en s’en disjoignant d’abord et n’apparaissant alors qu’après coup, transformé par sa prise de distance.  Le sujet ne sourd pas de l’Histoire, ni n’est pris dans ses rets.  Il naît de l’analyse qu’il en dessine.

Oui, je parlais maintenant du Moyen-Age […] car s’il s’agit de comprendre n’importe quelle époque avec ses figures, ses phénomènes, ses formes, il faut, se retirant d’elle, reculer bien loin dans le passé et envisager ladite époque antérieurement, non seulement la considérer par après.  Une connaissance vraiment intime de ce qui fut chaque fois « la vieille mode » pour une génération, une connaissance qui, à partir justement de ce qui est chaque fois en train de se démoder, regarde en avant et non pas dans le passé comme dans une boutique d’antiquaire, c’est une telle connaissance qui facilite la tâche de pénétrer la nouvelle époque qui se lève ensuite : l’objet nous paraît déjà tout familier.  L’histoire n’est nullement la connaissance du passé, mais bien, en vérité, la science de l’avenir ; c’est-à-dire de ce qui fut chaque fois, dans la période considérée, l’avenir, ou allait le devenir.  Car c’est là que se trouve l’évènement réel, le milieu du fleuve, le fil du courant le plus fort.

Les allers-retours spatiaux et temporels des Démons permettent bien une saisie de l’histoire comme processus mouvant, sans cesse en acte, mais dont le « sens » ne serait pas tant à lire dans ses phases d’accélération que dans celles de ses repos relatifs.  L’histoire pourrait être vue alors comme le résultat d’une suite de retards, ou de refoulements, s’accumulant jusqu’au trop-plein, et déclenchant alors subitement comme un bloc d’histoire compact, sédimentée, dont la masse (et la douleur qui en résulte) serait proportionnelle au temps nécessaire à son accumulation.

Lecture d’une Histoire empreinte de sa puissance d’être un devenir et narration de la naissance d’un sujet, Les Démons réussit le pari de conjoindre dans les mêmes formes constitution de l’Histoire et de l’individu.  Charge discrète mais féroce contre toute partialité (car toutes finissent par s’agréger en blocs antagonistes et liberticides : Qui appartient aux « masses » a déjà perdu la liberté.), il démontre génialement et avec des moyens qui resteront neufs longtemps, que, sous peine de rester des jougs (et d’en faire germer sans cesse d’autres) qu’une langue « appropriée » viendrait alléger, individu et Histoire doivent, conjointement, se lire…

Personne ne peut rien faire de plus important que se transformer soi-même.

Heimito von Doderer, Les démons, 1965, Gallimard, trad. Robert Rovini.

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