Telenet vs « Mythologies » de Roland Barthes

Hier, on a vu ça.  Loin de nous l’idée de se lancer dans une exégèse publicitaire exhaustive.  Mais un fait nous a sauté aux yeux.  Par delà l’apologie d’un certain type de spectacle que cette publicité se propose de vendre (une fille en lingerie sur une moto, des coups de feu, une bagarre, etc…), par delà les liens qui peuvent être tissés entre ce spectacle à acheter et des évènements récents (qui viennent questionner la notion même de décence) , par delà même tout cela donc, ceci : un raffinement pervers.

Dans une ville où il ne se passe rien (sous-entendez l’ensemble des chaînes concurrentes), il suffit au passant (le téléspectateur) de pousser sur un bouton (celui correspondant sur la télécommande à la chaîne vantée) pour accéder au vrai spectacle, celui dont Telenet affirme détenir la connaissance (We know drama).  Dans cette mise en abîmes, tout le scénario repose précisément sur le comportement du téléspectateur, qui y est décortiqué, pas à pas.  Un panneau (une publicité) tente l’instinct.  Le spectateur, grégaire, dressé à obéir, respecte l’injonction qui lui est faite.  Ne lui reste plus alors qu’à se laisser subjuguer, à exprimer des ersatzs d’émotions qu’il croit siennes alors qu’elles sont programmées.  Bref, appuie sur le bouton comme je te le demande et laisse toi faire.  Mieux même, appuie tous les jours sur le bouton.  Car cette apathie qui est déjà contenue dans ce seul geste d’appuyer, tu peux la vivre chaque jour.  On te promet ta dose quotidienne (your daily dose of drama).

La publicité est ici à nu.  Elle est décomplexée.  Elle a assumé son Debord.  Elle n’a plus peur de se scénariser elle-même, de mettre en scène son vrai rapport au sacro-saint client.  Spectateur, tu es un être grégaire qui fait ce que je te dis de faire.  Tu es un con doublé d’un junkie que j’abreuve.  Je ne m’en cache plus.  Je te le dis ouvertement.  Mieux même, je te rends encore plus con, car je fait du fait de te le dire un argument supplémentaire de te le vendre.  Je te fais rire non pas de toi mais de ce que je fais de toi.   Non content de t’aliéner, je me délecte de te le dire.  Suprême perversité, je t’asservis encore un peu plus dans le rire que suscite en toi la mise en scène de ton propre asservissement. 

On n’est pas certain que Roland Barthes, lors de l’écriture des « Mythologies », ait imaginé que la publicité puisse atteindre un jour ce degré de raffinement.  Sa lecture n’en paraît pas moins de nos jours essentielle.  On y apprend ce qu’est le catch, le bon-sens, le tour de France.  Ou plutôt ce qu’ils signifient.  On y apprend donc à déconstruire ces signes innombrables qui nous entourent et nous enjôlent.  On y apprend à lire ces signes, et donc à leur remettre une bride, avant qu’eux mêmes ne nous la passent au cou.  Alors, oui, on peut rire d’être pris pour un con.  On peut choisir aussi de l’être un peu moins.  

Roland Barthes, Mythologies, 1957 (2010)*, Le Seuil.

*La version 2010 reprend en vis-à-vis des textes de Barthes les images l’ayant inspiré à l’époque.  Si vous ne devez posséder qu’un seul « beau-livre » dans votre bibliothèque, ce doit sans doute être celui-là.

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(1 commentaire)

    • Antoine on 23 août 2012 at 13 h 57 min
    • Répondre

    Amplement acquis à ce commentaire sur la pub en question.

    Bon, j’y vais, le film recommence.

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