« Oralité et écriture » de Walter J. Ong.

Ongessayer de construire une logique de l’écriture sans étude approfondie de l’oralité dont celle-ci a émergé et sur laquelle elle se fonde inéluctablement revient à limiter sa compréhension.

Cela est un fait acquis depuis longtemps maintenant : L’oralité fondamentale du langage est immuable.  Mais la domination de la textualité dans le monde académique est à ce point implacable que ce dernier, dans son analyse de l’oralité, lui a appliqué trop souvent une grille de lecture dont les paradigmes sont ceux de l’écriture.

Considérer la tradition orale ou un héritage de la performance, des genres et des styles oraux comme de la « littérature orale » revient à considérer les chevaux comme des automobiles sans roues.

Analyser ce dont provient un fait, ici l’écriture, nécessite d’abord d’en dégager les particularités et de les reconnaître précisément comme constituantes particulières de ce fait et donc différant de ce dont ce fait provient, sous peine de confondre dans l’analyse même causes et conséquences.  Rendre compte, par l’écrit de ce dont l’écrit est la suite, nécessite une mise à distance par rapport au mode même d’expression de l’objet étudié.  Il faut d’abord se reconnaître, humblement, constitué d’écrit.  S’en dégager passe inévitablement par ce préalable.  Et le premier mérite de Walter J. Ong est d’identifier cet écueil.

Débarrassé autant que possible (toujours la suspicion d’y revenir est requise) des catégories inhérentes à l’écrit, peuvent alors se dégager les caractéristiques de la pensée et de l’expression dans ce que Ong nomme une culture orale primaire : coordonnantes plutôt que subordonnantes, agrégatives plutôt qu’analytiques, redondantes, conservatives, proches de l’univers quotidien, de ton agonistique, empathiques et participatives plutôt qu’objectivement distanciées, homéostatiques, situationnelles plutôt qu’abstraites.  Le mot parlé est un son.  Et si on peut arrêter une image sans la changer en autre chose qu’une image, l’arrêt du son c’est son autre.  C’est le silence.  C’est dans la mémoire que le son s’arrête.  Ainsi, le mot oral est événement alors que l’écrit est une chose.  En inscrivant, l’alphabet fait du mot une chose.  Et en le réifiant, il sépare de fait celui qui sait de ce qu’il sait.  L’imprimé assurant plus encore que ne l’avait fait l’écriture cette réification du mot.

l’écriture a transformé la conscience humaine.

D’une érudition colossale qui ne sacrifie rien à l’agrément de la lecture, d’une rigueur qui ne devient jamais carcan, Ong détaille moins l’avènement de l’écriture que son évolution.  Et sans dogmatisme aucun, montre en quoi la rupture que fut l’écriture et ses divers changements peuvent expliquer la naissance des abstractions de la scolastique ou des mathématiques modernes.  Jusqu’à la possibilité d’une littérature qui, de la page d’abord simple fixateur technique d’un discours, fait de celle-ci une partie du discours lui-même.

La poésie concrète n’est pas le produit de l’écriture mais bien de la typographie.

Les teintes rhétoriques, c’est-à-dire donc aussi les traces d’un discours oral primaire, se diluant peu à peu dans les écritures, les langues chirographiques contrôlées (tel le latin) disparaissant peu à peu, une nouvelle oralité, (secondaire celle-là, car reposant sur l’écriture, s’en nourrissant) émergeant notamment dans les nouvelles pratiques informatiques, ce que parvient à saisir Ong, c’est un monde irréductiblement en mutation.  Dont la richesse, toutes disciplines confondues, ne peut être appréhendée indépendamment des modes d’expression qui en rendent compte.

La philosophie, semble-t-il, devrait avoir conscience qu’elle est le produit de la technologie – autrement dit un type particulier de produit très humain.  La logique même émerge de la technologie de l’écriture.

Fondamental donc!

Walter J. Ong, Oralité et écriture, 2014, Les Belles Lettres, trad. Hélène Hiessler.

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